27. Les Sirènes, ou la volupté

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On a de tout temps appliqué la fable des sirènes aux dangereux attraits de la volupté ; mais, dans l’application qu’on en a faite jusqu’ici, et qui est assez juste quant au fond, on n’a saisi que ce qui se présentait à la première vue. Cette sagesse des anciens peut être comparée à des raisins mal foulés, et dont on a exprimé quelques sucs, en y laissant ce qu’il y avoit de meilleur.

Les sirènes, étoient filles d’Acheloüs et de Terpsichore, une des neuf muses. Dans les premiers temps, elles eurent des ailes ; mais ayant fait aux muses un téméraire défi, ces ailes leurs furent ôtées. De ces plumes qui leur furent arrachées, les muses se firent des espèces de couronnes en sorte que, depuis cette époque, elles ont toutes des ailes à la tête, à l’exception d’une seule ; savoir, celle qui étoit la mère des sirènes : ces sirènes habitoient certaines isles de l’aspect le plus riant ; lorsque, de la hauteur où elles se tenoient ordinairement, elles appercevoient des vaisseaux elles s’efforçoient de séduire les navigateurs par leurs chants mélodieux, tâchant d’abord de les engager à s’arrêter, puis de les attirer jusqu’à elles ; et lorsqu’elles y réussissoient, après s’être saisies d’eux, elles les égorgeoient ; leur chant n’étoit rien moins qu’uniforme et monotone, mais elles savoient en varier le mode, le ton et la mesure, pour l’approprier au naturel et au goût de ceux qu’elles vouloient séduire ; par le moyen de cet art perfide elles avoient fait périr un si grand nombre d’hommes, que la surface de ces isles qu’elles habitoient, paroissoit dans l’éloignement d’une blancheur éclatante, à cause de ces ossemens dont elles étoient couvertes. Cependant on pouvoit se garantir de ce fléau par deux genres de moyens, dont l’un fut employé par Ulysse et l’autre par Orphée. Le premier ordonna à tous ses compagnons de se boucher les oreilles avec de la cire. Pour lui, voulant faire l’épreuve des effets de ce chant, mais sans courir aucun risque, il se fit attacher au mât de son vaisseau, en défendant à tous ses compagnons sous des peines très sévères, de le détacher, dans le cas même où il le leur ordonneroit. Quant à Orphée, jugeant cette précaution inutile, il se mit à chanter les louanges des dieux, en s’accompagnant de sa lyre, et d’un ton si élevé, que sa voix couvrant tout-à-fait celle des Sirènes, celle-ci ne produisit plus aucun effet.

Cette fable se rapporte visiblement aux mœurs ; et quoique le sens de cette allégorie soit facile à saisir, elle n’en est pas moins ingénieuse. Les voluptés ont pour cause principale l’abondance[1], l’affluence des biens, avec un sentiment de joie et d’expansion. Lorsque les hommes étoient encore plongés dans la plus profonde ignorance, ils cédoient aux premières séductions et les voluptés, qui alors avoient des ailes, les entraînoient rapidement ; mais dans la suite la science et l’habitude de réfléchir qui les mit en état de réprimer du moins les premiers mouvemens de l’ame, et de prévoir les conséquences de ces plaisirs auxquels ils étoient tentés de se livrer, ôta aux voluptés leurs ailes ; heureux effet des sciences, qui donna aux muses plus de relief et de dignité ; car, lorsqu’on se fut assuré, par l’exemple de quelques ames fortes, que la philosophie pouvoit inspirer le mépris des voluptés, elle parut quelque chose de sublime et d’élevé, c’est-à-dire qu’elle parut capable d’élever l’ame au-dessus du limon terrestre auquel elle sembloit être restée attachée jusqu’à cette époque, et de donner, pour ainsi dire, des ailes à la pensée humaine, dont le siège est la tête. Cette muse qui, suivant la fable, étant mère des sirènes, fut la seule qui n’eut point d’ailes, représente ces sciences et ces arts frivoles qui n’ont pour objet que le simple amusement. Tels étoient ceux dont Pétrone faisoit ses délices, et auxquels il attachoit tant de prix, qu’après avoir reçu sa sentence de mort, et près de la subir, il voulut goûter encore quelques plaisirs ; et comme celui que procurent les lettres, faisoit partie des siens, au lieu de méditer quelque ouvrage qui pût lui inspirer de la fermeté, il ne voulut lire que des poésies légères, dans le goût de celles-ci.

Vivons, aimons, ô ma Lesbie ! crois-en ton amant ; ces maximes sévères que certains vieillards chagrins rebattent sans cesse, ne valent pas un denier (le plus léger plaisir.)

Et celle-ci : Abandonnons à des vieillards le soin de chercher quels sont nos droits respectifs, de pâlir sur le juste et l’injuste, et de garder tristement l’immense dépôt des loix.

En effet, les productions de ce genre semblent vouloir arracher aux muses les plumes dont leurs couronnes sont formées, pour les rendre aux sirènes[2].

Il est dit, dans cette fable, que les sirènes faisoient leur résidence dans des isles, parce qu’en effet les voluptés cherchent ordinairement des lieux écartés, et tâchent de se dérober aux regards des hommes. Le chant des Sirènes, son pernicieux effet, et cet art perfide avec lequel elles le varioient, sont des choses dont l’application est assez connue, et qui désormais n’ont plus besoin d’explication. Mais la blancheur de ces isles, occasionnée par la grande quantité d’ossemens dont elles étoient couvertes, est une circonstance qui renferme un sens plus caché et plus profond. Cette partie de la fable paroît destinée à faire entendre que les exemples, aussi frappans que multipliés, des malheurs auxquels on s’expose en se livrant trop aux voluptés, sont des avertissemens presque toujours insuffisans et très rarement écoutés. Reste à expliquer cette partie de la fable qui indique les remèdes, et qui, bien que facile à expliquer, n’en est pas moins judicieuse, et ne mérite pas moins de fixer notre attention. Or, ces préservatifs contre le poison de la volupté se réduisent à trois ; la philosophie fournit les deux premiers, et la religion le troisième. Le premier est de remonter à la source du mal et de le prévenir, en évitant avec le plus grand soin, toutes les occasions tentatives et les objets trop séduisans, comme le firent les compagnons d’Ulysse, conformément à l’ordre de leur chef : remède toutefois qui ne convient et qui n’est absolument nécessaire qu’aux ames foibles et vulgaires, représentées dans cette fable par les compagnons d’Ulysse ; car les ames plus élevées, armées d’une ferme résolution, peuvent braver la volupté, et même s’exposer impunément aux tentations les plus dangereuses ; disons plus, elles aiment à faire ainsi l’épreuve de leur vertu et l’essai de leurs forces ; elles ne dédaignent même pas de s’instruire de tous ces détails frivoles qui concernent les voluptés, non pour s’y livrer, mais seulement pour les mieux connoître. C’étoit ce que Salomon disoit de lui-même après avoir fait l’énumération très détaillée de tous les plaisirs dont il jouissoit ou pouvoit jouir ; énumération qu’il termine ainsi : Et la sagesse n’a pas laissé de demeurer avec moi. Ainsi les héros de cette classe ont assez de force pour demeurer, en quelque manière, immobiles au milieu des objets les plus séduisans et s’arrêter sur le penchant même du précipice ; la seule précaution qu’ils prennent, à l’exemple d’Ulysse, c’est d’interdire à ceux qui les environnent les conseils pernicieux, et ces lâches complaisances qui amollissent et ébranlent l’ame la plus ferme ; mais le plus puissant et le plus sûr de tous les remèdes, c’est celui d’Orphée, qui, en chantant les louanges des dieux, sur un ton très élevé, couvrit la voix enchanteresse des Sirènes, et en prévint ainsi les dangereux effets ; car les profondes méditations sur les choses divines l’emportent sur les voluptés, non seulement par leurs puissans effets, mais même par les plaisirs aussi vifs que purs qui en dérivent.

Fin de la sagesse des anciens.

1. La volupté et la joie sont réciproquement effet et cause l’une de l’autre : quand on jouit, on se réjouit, et quand on se réjouit, on jouit. Mais la joie a pour triple cause la jouissance actuelle, l’espérance qui l’anticipe, et le souvenir qui la ressuscite ; car l’homme a très heureusement et très malheureusement pour lui la faculté de tripler ainsi tous ses plaisirs et toutes ses peines.

2. Je suis persuadé que, si l’on ôtoit cette couronne à la muse ennuyeuse, pour la donner à la muse qui amuse, et qui mérite ainsi le nom qu’elle porte, on feroit justice. Quand on parcourt un livre amusant, on est bien sûr de s’amuser ; au lieu qu’en méditant un de ces livres ennuyeux, qu’on croit utiles, on n’est pas certain qu’on en tirera parti, puisqu’on ne l’est pas même de vivre assez long-temps pour en achever la lecture. L’auteur amusant donne à ses lecteurs le plaisir que l’auteur utile ne fait que promettre. Une folie gaie qui nous distrait des maux innombrables de cette vie et qui les efface pour nous, en nous empêchant d’y penser, est cent fois plus utile et plus sage que la triste sagesse qui les compte sans les guérir, et qui les multiplie pour nous, en les comptant. Un fou divertissant est un très grand philosophe ; car c’est de se divertir qu’il s’agit ; et le plaisir est infiniment utile puisque le plaisir est la matière première du bonheur qui est le but ; la sagesse n’est que le moyen ; et c’est un moyen qui manque presque toujours le but ; car les sages ne sont pas plus heureux que les fous.

Francis Bacon, De la sagesse des Anciens, traduction de La Salle

26. Proserpine, ou l’esprit

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Pluton, suivant les poëtes, après ce partage mémorable de l’univers, eut pour son lot l’empire des enfers. Désespérant d’obtenir en mariage une déesse, par la douceur de ses discours, de ses procédés et de ses manières, il ne vit d’autres moyens que le rapt, pour satisfaire ses désirs et se procurer une épouse ; en conséquence, ayant épié l’occasion, il enleva Proserpine, fille de Cérès, et d’une rare beauté, tandis qu’elle cueilloit des fleurs de Narcisse, dans les prairies de la Sicile. Aussi-tôt qu’il se fut saisi d’elle, il la mit sur son char et l’emmena dans les enfers. Elle y fut traitée avec le plus grand respect, et y reçut les honneurs et le titre de reine du sombre empire. Cèrès, ne voyant plus reparoître sa fille, tomba dans la plus profonde affliction ; et, ayant allumé un flambeau, elle se mit à parcourir toute la terre pour la chercher : mais toutes ses recherches furent inutiles, et ayant appris par hazard que sa fille avoit été emmenée aux enfers, elle alla aussi-tôt trouver Jupiter, dont elle obtint, à force d’instances et de larmes, que Prosepine lui fût rendue ; mais à condition que sa fille, depuis son arrivée dans les enfers, n’auroit encore rien mangé, condition qui rendit cette grace inutile à la mère ; car on sut que Proserpine avoit avalé trois grains de grenade. Cependant Cérès ne perdit pas encore toute espérance ; elle renouvella ses prières et ses larmes qui ne furent pas sans effet ; et il fut décidé que Proserpine passeroit alternativement six mois de l’année avec son époux, et les six autres mois avec sa mère. Dans la suite, Thésée et Pirithoüs furent assez téméraires pour vouloir l’enlever à son époux. Durant leur expédition aux enfers, ils s’assirent sur une pierre pour se reposer ; mais ensuite, quand ils voulurent se lever, ils ne le purent et y demeurèrent éternellement assis. Cependant Proserpine continua de régner dans les enfers, et, en sa considération, Pluton accorda aux mortels un grand privilège dont ils n’avoient pas encore joui : car, jusqu’à cette époque, tout homme qui descendoit aux enfers y restoit pour jamais. Mais on mit à cette loi une seule exception ; savoir, que tout mortel qui pourroit porter en présent à Proserpine, le rameau d’or, seroit ensuite maître de retourner sur la terre. Ce rameau, unique en son espèce, n’appartenoit à aucune espèce particulière d’arbre d’arbrisseau, ou de plante ; mais on le trouvoit comme le gui sur un arbre d’une autre espèce ; il étoit caché dans une immense et épaisse forêt ; et, dès qu’il étoit arraché, il en repoussoit aussi-tôt un autre.

La fable de Proserpine paraît avoir pour objet cet esprit éthéré (cette substance pneumatique), cet esprit vivifiant et fécondant, qui exerce son action dans le sein de la terre, qui est le principe du développement et de l’accroissement des végétaux, et dans lequel ils se résolvent après leur décomposition[1]. Car les anciens désignoient par ce nom de Proserpine, cet esprit émané des cieux et précipité de la sphère supérieure, lequel est renfermé et retenu dans le sein de la terre, représentée par Pluton ; hypothèse dont certain poëte donne ainsi une assez juste idée.

Soit que la terre alors récemment détachée de la sphère supérieure, et comme neuve retînt encore les semences émanées du ciel, avec lequel elle avait été naguère confondue.

Il est dit que cet esprit avoit été ravi par la terre, parce qu’on ne peut le retenir et le fixer dans les corps, par une opération lente et qui lui laisse le temps de s’exhaler, mais seulement en l’y renfermant brusquement, et en resserrant aussi-tôt les parties solides qui l’environnent : à peu près comme on ne peut mêler l’eau avec l’air, qu’en agitant ensemble, et très violemment, ces deux fluides : et c’est en effet, par ce moyen même, qu’ils se trouvent réunis dans l’écume ; l’air alors étant, pour ainsi dire ravi par l’eau. C’est aussi avec raison qu’on ajoute dans cette fable, que Proserpine fut enlevée au moment où elle cueillait des fleurs de Narcisse, dans les vallées ; car ce mot Narcisse signifie stupeur, ou engourdissement ; et les circonstances où l’esprit est le plus disposé à être enlevé par la matière terrestre, c’est lorsqu’il commence à se coaguler et à contracter une sorte d’engourdissement. C’est encore avec fondement que, dans cette fiction, le poëte attribue à Proserpine un honneur dont l’épouse d’aucun autre dieu n’a jamais joui. Je veux dire, celui d’être la reine des enfers : car c’est cet esprit dont nous parlons qui gouverne la matière, et qui fait tout dans ces régions souterraines ; Pluton y étant comme stupide (purement passif) et ne s’y mêlant de rien. Or, ce même esprit, l’éther ou les corps célestes, représentés ici par Cérès, font continuellement effort pour l’attirer à eux et s’en ressaisir. Quant à ce flambeau des cieux, ou à cette torche ardente que la fable met entre les mains de Cérès, elle désigne visiblement le soleil, dont la fonction est d’éclairer toute la surface de la terre ; et s’il étoit possible de recouvrer Proserpine, ce ne pourroit être que par le secours de cet astre ; cependant elle demeure fixée et comme confinée dans la région inférieure. Or, ces deux conventions de Jupiter et de Cérès, dont il est parlé ensuite, donnent une juste idée des causes de cette fixation. En effet, il n’est pas douteux que ces esprits, dont nous venons de parler, ne puissent être retenus par deux espèces de causes, dans une matière, solide et terrestre : 1°. par toute cause qui resserre les parties tangibles des composés et par le moyen de toute substance qui obstrue leurs pores ; ce qui répond à l’emprisonnement violent (de Proserpine). 2°. Par l’addition d’un aliment de nature analogue à la sienne, genre de fixation représenté par le séjour volontaire de Proserpine aux enfers. Car, une fois que l’esprit renfermé dans un corps a commencé à s’emparer de sa substance et à s’en nourrir, il ne tend plus avec autant de force à s’exhaler, mais il y fixe son séjour comme dans le domaine qui lui est propre. Voilà quel est le sens de cette partie de la fable, où il est dit que Proserpine avoit avalé quelques pépins de grenade : autrement Cérès, en parcourant toute la terre, son flambeau à la main, auroit pu dès long-temps la recouvrer et l’emmener avec elle. Car l’esprit qui réside dans les métaux et autres substances minérales, peut y être fixé et retenu principalement par la solidité de la masse ! au lieu que ceux qui sont renfermés dans les plantes et les animaux sont logés dans des corps très poreux, où ils trouvent une infinité d’issues par lesquelles ils s’échapperoient bientôt, s’ils n’y étoient, pour ainsi dire, volontairement fixés par cet aliment qu’ils y trouvent. Le second accord, ou traité en vertu duquel Proserpine doit demeurer six mois avec son époux, et six autres mois avec sa mère, n’est qu’un ingénieux emblême de la distribution de l’année ; cet esprit qui est répandu dans la masse du globe terrestre, restant, durant les six mois d’été, dans la région supérieure où il opère le développement des végétaux, puis retournant dans le sein de la terre, où il reste fixé durant les six mois d’hiver.

Pour ce qui est de la téméraire entreprise, formée par Thésée et Pirithoüs, pour enlever Proserpine, voici ce qu’elle signifie. Ces esprits subtils qui se portent de la région céleste vers la terre, où ils se logent dans une infinité de corps, au lieu de pomper l’esprit souterrain, de se l’assimiler, de s’en emparer et de l’entraîner avec eux, en s’exhalant, se coagulant dans ces corps et ne retournent plus dans la région céleste ; en sorte qu’ils augmentent ainsi le nombre des sujets de Proserpine, et restent soumis à son empire.

Quant au rameau d’or, il nous seroit difficile de soutenir les violens assauts des chymistes (des alchymistes), s’ils nous attaquoient sur ce point ; car ils ont une si haute idée de leur pierre philosophale, que, lorsqu’ils l’auront trouvée, outre ces montagnes d’or qu’ils nous promettent, et qu’alors ils nous donneront, la restauration complète du corps humain, et de tout autre corps, en sera aussi le fruit[2] ; mais nous sommes intimement persuadés que toute leur théorie, sur ce double sujet, est dénuée de fondement, et nous soupçonnons même que leur pratique est également illusoire. Ainsi, laissant de côté cette pierre merveilleuse, et ceux qui la cherchent, nous nous contenterons d’exposer ici notre sentiment sur la dernière partie de cette fable que nous interprétons ; plus nous méditons sur une infinité d’allégories des anciens, plus nous nous persuadons qu’ils ne regardoient point la conservation et la restauration complète des corps, comme des choses impossibles (à l’homme), mais seulement comme des choses difficiles et placées hors des routes battues. C’est même ce qu’ils paroissent faire entendre, sous le voile de l’allégorie, dans cet endroit que nous expliquons, attendu qu’ils ont supposé que le rameau d’or se trouvoit dans une immense et épaisse forêt ; ils supposoient aussi que ce rameau étoit d’or, parce que ce métal est l’emblème de la durée. Enfin, ils disoient que ce rameau étoit comme greffé sur un arbre d’une autre espèce pour faire entendre qu’on ne doit pas se flatter de pouvoir obtenir des effets de ce genre, par le moyen de quelque drogue facile à composer, ou par quelque procédé simple et naturel, mais par quelque procédé extraordinaire et à force d’art.

1. S’il y a un principe éthéré, fécondant et vivifiant, il y a donc aussi une matière inerte par elle-même qui est fécondée et vivifiée par cet esprit. L’une de ces deux idées suppose l’autre. Ainsi, quand les corps se décomposent, ils ne se résolvent pas simplement en ce principe comme le dit notre auteur, mais en deux espèces de résidus ; savoir, en ce même principe, et en particules de matière inerte.

2. Les deux choses que les hommes aiment le plus tendrement sont la vie et l’argent. Ainsi, comme nous désirons également ces deux choses, il est clair que nous nous procurerons un jour l’une et l’autre par un seul et même moyen ; savoir, par la pierre philosophale, quand nous l’aurons trouvée. Mais, lorsqu’à force de convertir du cuivre en or, nous serons parvenus à rendre le dernier de ces deux métaux beaucoup plus commun que le premier, comme à cette heureuse époque le cuivre sera devenu beaucoup plus précieux que l’or, alors nous tâcherons de convertir tout notre or en cuivre ; et tel sera le produit net de ce grand art, qui abandonne les choses pour s’occuper des signes.

Francis Bacon, De la sagesse des Anciens, traduction de La Salle

25. Le Sphinx, ou la science

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Le Sphinx, dit la fable, étoit un monstre dont la forme bizarre participoit de celles de plusieurs animaux. Il avoit le visage et la voix d’une jeune fille les ailes d’un oiseau, et les serres d’un gryphon. Il se tenoit ordinairement sur une montagne de la Béotie  ; poste d’où il festoit les chemins ; s’y tenant en embuscade, il se jetoit tout-à-coup sur les passans, et après s’être saisi d’eux, il leur proposoit des questions très obscures et très difficiles à résoudre ; en un mot, des énigmes que les muses lui avoient apprises. Lorsque ces pauvres captifs, ne pouvant résoudre ces questions ni deviner le mot de ces énigmes, demeuroient muets et confus, il les mettoit en pieces. La Béotie ayant été long-temps affligée de ce fléau, les Thébains proposèrent pour prix la couronne de Thèbes à celui qui pourroit expliquer les énigmes du Sphinx. Œdipe, homme d’une grande pénétration (mais dont les pieds, qui avoient été percés durant sa première enfance, étoient encore enflés), tenté et excité par la grandeur du prix, accepta la condition proposée et voulut courir les risques de l’essai : plein de courage et comptant beaucoup sur lui-même il se présenta devant le Sphinx qui lui proposa cette énigme : Quel est l’animal qui marche d’abord à quatre pieds, puis à deux, ensuite à trois, enfin à quatre, une seconde fois ? Œdipe ; qui avoit l’esprit très présent, répondit sur-le-champ et sans hésiter : Cet animal, c’est l’homme même, Car immédiatement après sa naissance, il se traîne sur quatre pieds, et alors il semble ramper : quelque temps après, ayant plus de force, il se tient dans une attitude droite et marche à deux pieds ; dans sa vieillesse, obligé de se servir d’un bâton, pour se soutenir, il a, pour ainsi dire, trois pieds ; enfin, dans la vieillesse décrépite, il est forcé de garder le lit, et redevient, en quelque manière, un animal à quatre pieds. Ainsi, Œdipe ayant remporté la victoire par la justesse de cette réponse il tua le Sphinx, puis ayant mis sur un âne le corps de ce monstre, il le mena en triomphe à Thèbes ; il fut aussi-tôt proclamé roi conformément au décret qui l’avoit excité à tenter la fortune.

Cette fable ingénieuse et pleine de sens paroît figurer allégoriquement la science, sur-tout lorsque la pratique y est jointe à la théorie. En effet, on peut regarder la science une sorte de monstre, attendu qu’elle excite l’admiration, ou plutôt le stupide étonnement des ignorans qui la regardent comme une espèce de prodige. Il est dit que la forme du Sphinx participoit de celles de différentes espèces d’animaux, à cause de l’étonnante diversité des êtres qui peuvent être les objets des contemplations humaines. Ce visage et cette voix de jeune fille représentent les discours agréables des savans, qui, pour le dire en passant, sont aussi un peu bavards. Les ailes du Sphinx signifient que les sciences et leurs inventions se répandent aussi-tôt et volent en tous lieux ; car la science se communique aussi aisément que la lumière ; et un seul flambeau suffit pour en allumer un grand nombre d’autres. C’est aussi avec raison qu’on donne au Sphinx des ongles très aigus et recourbés ; car les principes et les argumens des sciences pénètrent l’esprit, s’en saisissent et le maîtrisent à tel point, qu’il reste subjugué par la force des raisons et ne peut résister à la conviction ; c’est une observation qu’a faite Salomon lui-même : Les paroles du sage, dit-il, sont comme autant d’aiguillons ou de clous enfoncés profondément. Or, toute science semble être placée sur une montagne escarpée c’est avec fondement qu’on la regarde comme quelque chose de sublime et d’élevé ; car, de cette hauteur où la science est placée, elle semble abaisser ses regards sur l’ignorance, et les promener sur l’espace immense qui l’environne, comme on le peut faire du sommet d’une montagne très élevée. On ajoute que le Sphinx infestoit les chemins ; parce que, dans le pèlerinage de cette vie, l’homme trouve par-tout l’occasion de s’instruire et des sujets de méditation. Le Sphinx propose aux passans des questions obscures, des énigmes difficiles à expliquer, et que les muses lui ont apprises. Cependant, tant que ces énigmes ne sont connues que des muses, il ne s’y joint aucune teinte de cruauté. Car, tant que le but des méditations et des recherches se borne au seul plaisir de savoir, de s’instruire, l’entendement est à son aise et aucune nécessité ne le presse ; il ne fait alors qu’errer, et, pour ainsi dire, se promener en toute liberté ; la diversité des sujets qu’il médite est agréable, et ses doutes mêmes ne sont pas sans plaisir. Mais sitôt que les énigmes passent des muses au Sphinx, c’est-à-dire, lorsqu’il faut appliquer la théorie à la pratique, faire un choix entre plusieurs moyens, former une résolution fixe, prendre son parti sur-le-champ et passer aussi-tôt à l’exécution, alors ces énigmes ne sont plus un amusement, et si l’on n’en trouve le mot, elles deviennent une source d’inquiétudes, l’esprit est tiraillé en tous sens et l’ame est déchirée ; c’est un vrai supplice. En conséquence, à ces énigmes proposées par le Sphinx, sont jointes deux conditions de natures bien opposées ; celui qui ne peut les résoudre, est conduit au supplice de l’incertitude et de l’irrésolution ; au lieu que celui qui les résout, obtient une couronne : car tout homme qui ne se mêle que des affaires qu’il entend, arrive à son but, ou, ce qui est la même chose, il est couronné par le succès[1], et tout habile ouvrier commande à son ouvrage ; il est maître et comme roi de la chose. Or, ces énigmes du Sphinx sont de deux espèces, les unes ayant pour objet la nature des choses, et les autres, la nature humaine : et ceux qui parviennent à résoudre les énigmes de l’une ou de l’autre espèce obtiennent aussi l’un ou l’autre de ces deux prix ; l’empire sur la nature, ou l’empire sur leurs semblables. Le but propre et la fin dernière de la vraie philosophie c’est de régner sur tous les êtres, sur les corps naturels, sur les remèdes, sur les machines, sur les animaux, les hommes, etc. quoique l’école (le troupeau des scholastiques) content d’un petit nombre de moyens, déjà inventés, qu’il trouve sous sa main et de quelques mots fastueux, néglige tout-à-fait les choses mêmes, et l’exécution qu’il semble quelquefois rejeter entièrement et dédaigner. Mais l’énigme proposée à Œdipe, et dont la solution le placa sur le trône, avoit pour objet la nature de l’homme. En effet, tout homme qui a su approfondir la nature humaine, peut toujours être l’artisan de sa propre fortune, et est né pour le commandement. C’est une observation que Virgile a faite, en indiquant les talons et les arts qu’il jugeait propres aux Romains.

Et toi, Romain, souviens-toi que tonpartage est de régner sur les nations ; tels seront tes seuls talens et ta seulescience.

Un autre fait qui s’applique, avec beaucoup de justesse, à cette dernière observation c’est que César-Auguste, soit par hazard soit à dessein, avoit fait graver sur son sceau la figure d’un Sphinx[2]. Car il dut l’empire à sa profonde politique durant le cours d’une longue vie, il sut résoudre, avec autant de promptitude que de justesse, un grand nombre d’énigmes sur la nature humaine : et ces énigmes, dans une infinité d’occasions, étoient si importantes, que, s’il n’en eût trouvé la solution sur-le-champ, il eût été perdu presque sans ressource. a fable ajoute que le corps du Sphinx vaincu fut mis sur un âne, addition très judicieuse ; car, lorsque les vérités les plus abstruses sont une fois bien éclaircies et ensuite publiées, l’esprit le plus médiocre est en état de les comprendre, de les saisir, et, en quelque manière, de les porter. Une autre circonstance qu’il ne faut pas oublier, c’est que ce même homme qui fut vainqueur du Sphinx avoit les pieds enflés, et peu d’aptitude pour la course. En effet, lorsque les hommes veulent résoudre les énigmes du Sphinx, leur précipitation et leur impatience leur fait manquer la solution ; et alors le Sphinx demeurant victorieux, ils éprouvent ce tiraillement et ce déchirement d’esprit qui est l’effet ordinaire des disputes auxquelles ils se livrent ; au lieu de régner par les œuvres et les effets, (comme ceux qui savent endurer les longueurs d’une méditation soutenue)[3].

1. Il commande aussi à ses semblables ; car, lorsqu’un homme a donné, dans des occasions importantes, une douzaine d’avis utiles et justifiés par le succès, tout le monde le consulte, et alors il règne : les actions sont précédées par les sentimens qui les déterminent, et les pensées précèdent les sentimens ; car l’on n’aime’, ou l’on ne hait, on n’espère, on ne craint qu’un conséquence d’une certaine opinion. Ainsi, la pensée étant le premier principe de tous les mouvement réfléchis, celui qui sait penser, règne visiblement ou invisiblement sur tous ceux qui ne savent que parler ou agir ; il règne en petit sur ses semblables, comme le penseur suprême, qui voit la conclusion dans les prémisses, toutes les conséquences dans le principe, et tous les principes dans l’idée unique, qui réfléchit, par un seul rayon, l’image fidèle et complète de tout ce qui est, fut, sera ou peut être, règne sur l’univers entier qu’il enfante éternellement, d’une seule pensée.

2. Cette figure de Sphinx ainsi appliquée sur tous les ordres qu’il donnoit, sembloit crier à l’univers : Tu as appartenu au plus hardi ; actuellement tu appartiens au plus fin. Mais Auguste avoit oublié que, pour être vraiment fin, il faut se garder de le paraître et quelquefois même avoir l’air d’un sot.

3. Voici une autre explication de la dernière partie de cette fable : Tout homme qui est continuellement occupé à chercher le mot des énigmes du Sphinx, est nécessairement très sédentaire ; et l’on ne peut devenir savant qu’en méditant et écrivant beaucoup ; ce qui suppose une vie peu active, du moins dans l’automne de la vie. Pour exceller dans la théorie, il faut se résoudre à être inférieur à beaucoup d’autres dans la pratique ; et ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre. Trop souvent un sublime génie n’est qu’un homme qui s’est crevé l’œil droit, pour mieux voir de l’œil gauche, qui a la vue longue et des jambes courtes ; c’est un Œdipe. Un auteur de ces derniers temps, écrivain valétudinaire et morose, a prétendu que l’objet de cette fable n’étoit pas la science, mais la femme, prise en général, qui, selon lui, a des grâces et des griffes, qui est fort douce pour tout le genre humain excepté pour ceux qui lu contrarient, souris, la veille des noces, chatte le lendemain. Il ajoute que les demi-savans, enflés de ce peu de science qu’ils ont acquis, le débitent à tout propos, et se jettent, pour ainsi dire, sur les passans, leur proposant des questions difficiles, pour les embarrasser, pour disputer avec eux, les mettre à quia, et les humilier ; mais que tôt ou tard ces demi-savans rencontrent un homme vraiment savant qui, en deux mots, les réduit au silence et tue leur réputation usurpée ; enfin l’auteur en question dit que la science, tant qu’elle reste oisive dans la tête des savans, est peu dangereuse ; mais que, devenue active dans la tête des praticiens et sur-tout des praticiennes auxquelles on l’a communiquée, elle devient alors un instrument de leurs passions et souvent une arme meurtrière. Ainsi parle cet auteur ; mais notre santé prospère et notre gaieté habituelle ne nous permettant pas d’adopter l’injurieuse explication de ce sombre écrivain, nous croyons devoir nous en tenir à celle de Bacon.

 

 

24. Scylla et Icare, ou la route moyenne (le milieu entre les extrêmes)

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La médiocrité, ou la route moyenne, est ce qu’on approuve et qu’on vante le plus en morale ; elle l’est un peu moins en logique, quoiqu’elle n’y soit pas moins utile : elle n’est suspecte qu’en politique, où elle ne doit, en effet, être suivie qu’avec choix, et seulement dans certains cas. Or, les anciens représentoient en morale, la médiocrité (ou la voie moyenne) par celle qui fut prescrite à Icare ; et en logique, par la route moyenne et directe entre Charybde et Scylla : route dont il est si souvent fait mention, à cause de la difficulté qu’on éprouve à la suivre constamment, et des risques que l’on court en s’en écartant à droite ou à gauche. Dédale étant près de traverser les airs avec son fils, pour franchir la mer Égée, lui recommanda de ne voler ni trop haut ni trop bas ; car ces ailes n’étant fixées qu’avec de la cire, s’il voloit trop haut, il étoit à craindre que la chaleur du soleil ne la fît fondre ; et s’il voloit trop bas, la vapeur humide de la mer pouvoit rendre cette cire moins adhérente. Mais Icare, avec une audace et une présomption assez ordinaire dans un jeune homme, prit un essor trop élevé et fut précipité dans la mer.

Le sens de cette fiction est très clair et très connu : elle signifie que la route de la vertu est le droit chemin entre l’excès et le défaut. Mais il n’est pas étonnant que l’excès ait été la cause de la perte d’Icare. En effet, l’excès est le vice propre à la jeunesse ; et le défaut, celui de la vieillesse. Cependant, de ces deux fausses routes, Icare avoit encore choisi la moins mauvaise, vu que le défaut est avec raison regardé comme le pire des deux extrêmes, l’excès ayant une teinte de magnanimité, et une sorte d’affinité avec les cieux, région vers laquelle il semble s’élever comme les oiseaux ; au lieu que le défaut semble ramper comme les serpens. De-là ce mot si connu et si judicieux d’Héraclite ; lumière sèche, excellent esprit. En effet, si l’ame, dans son vol, rase trop la terre, elle contracte de l’humidité et perd tout son ressort. Mais aussi, en se portant du côté opposé, il faut le faire avec mesure, afin que cette sécheresse si vantée rende la lumière plus subtile, sans exciter un incendie. Ces vérités que nous venons d’exposer sont toutes connues. Quant à la route moyenne entre Charybde et Scylla, elle se rapporte tout à la fois à l’art de la navigation et à l’art d’être heureux. Si le vaisseau donne dans Scylla, il se brisera contre les rochers ; et s’il tombe dans Charybde, il sera englouti. Le sens et la force de cette parabole, que nous ne faisons ici que toucher en passant (et qui nous jeteroit dans des détails infinis si nous voulions en développer l’explication), est que toute science, dans ses règles et ses principes, doit tenir le juste milieu entre les écueils des distinctions (trop subtiles et trop multipliées) ; et le goufre des universaux (des idées et des propositions trop générales), car ces deux extrêmes sont devenus fameux par les naufrages multipliés des esprits, des sciences et des arts [1].

1. Non-seulement il est peu d’individus qui ne donnent dans l’excès ou le défaut, mais même il n’en est point qui ne donnent dans l’un et l’autre extrême alternativement et fréquemment. Mais quelle est la raison, la cause de cette double erreur et de la double faute qui en est l’effet ? la voici : quand l’homme est très mal et très mécontent de son état, il tend naturellement au bien avec toute l’activité dont il est capable ; et à force d’y tendre, il y arrive : mais ensuite, en voulant aller au mieux, il arrive au pire, et il revient ainsi au point d’où il est parti : il songe presque toujours trop tard au remède. Lorsqu’il est tombé dans l’un des extrêmes et dans les inconvéniens qui y sont attachés, un sentiment trop vif de ces maux qu’il n’a pas su prévoir, et qu’il a laissé croître imprudemment, lui donnant beaucoup trop d’activité, de l’élan qu’il prend pour revenir au milieu, il le passe et saute dans l’extrême opposé ; d’où la même cause le chassant encore avec trop de force, il revient au premier. Et c’est ainsi qu’allant et revenant sans cesse de l’erreur à la vérité, du vice à la vertu, de l’excès au défaut, du mal au bien, il se maintient dans un mouvement perpétuel ; faisant, le matin des projets fort sages, et le soir, des sottises ; réparant, chaque jour, les sottises de la veille, et préparant celles du lendemain ; en un mot, passant sa vie entière à déchirer son habit et à le recoudre ; mais, si chaque individu donne ainsi dans l’un et l’autre extrême alternativement, ce n’est pas toujours sa faute, c’est quelquefois celle de ses semblables à qui la nature, ou leur propre imagination, donne des besoins (vrais ou faux) opposés aux siens, et qui le poussent tantôt à droite, tantôt à gauche. C’est quelquefois aussi celle de la nature même qui lui donne des besoins contraires en différons temps, sans lui donner d’autre régla ni d’autre mesure, que l’instinct qu’il n’est pas toujours maître d’écouter. Ainsi la réunion des maximes contraires n’est pas toujours’une contradiction ; et non-seulement deux maximes opposées dans un même sujet sont quelquefois très faciles à concilier, mais même elles doivent presque toujours être réunies et balancées l’une par l’autre ; car, puisque, dans des circonstances opposées, le même individu et dans les mêmes circonstances, deux individus de constitutions opposées ont des besoins contraires, les bonnes maximes n’étant que des exposés clairs et précis des moyens nécessaires pour satisfaire nos besoins, il s’ensuit qu’il faut réunir les maximes contraires pour satisfaire tous les besoins, soit des divers individus, dans le même temps soit des mêmes individus en différens temps ; et que souvent deux maximes opposées qui n’étant que contraires, paraissent contradictoires, ne sont que les deux moitiés, symmétriquement opposées et également nécessaires, d’un seul précepte complet. Si, dans toute action ou passion l’on peut pécher de deux manières, savoir par excès ou par défaut, n’est-il pas clair que pour se tenir au milieu, il faut se défier également des deux extrêmes ? Tout précepte complet doit donc être composé de deux parties, dont l’une serve à nous préserver de l’excès, et l’autre, du défaut. L’unique moyen d’éviter tout à la fois l’excès et le défaut, c’est d’aller et revenir sans cesse vers l’un et vers l’autre, en avançant le moins possible vers chaque extrême ; car la vie humaine étant un mouvement perpétuel, et l’homme ne pouvant rester longtemps au même point, il est forcé de croître et de décroître sans cesse et alternativement, par rapport à sa substance et à tous ses modes, à ses parties et à son tout. Ainsi, ne pouvant se tenir dans ce milieu où résident la santé, la sagesse, la vertu et le bonheur, il doit, sitôt qu’en évitant l’un des deux extrêmes, il a passé le milieu, virer de bord, et cingler vers l’autre extrême en tendant toujours à l’extrême opposé à celui dont il est le plus près, afin de passer et repasser sans cesse par le milieu, et d’être le plus souvent possible dans ce point auquel il doit toujours tendre, mais où il ne peut rester toujours. Ainsi, les deux maximes contraires, répondant aux deux extrêmes opposés, sont deux guides également nécessaires pour nous préserver tout à la fois de ces deux extrêmes, en nous renvoyant sans cesse et alternativement un peu vers l’un et un peu vers l’autre. Tel est le balancier nécessaire pour se tenir sur la corde, en se penchant légèrement tantôt à droite, tantôt à gauche. On sait que le centre de gravité de l’homme qui marche le plus droit, se porte tour à tour à droite et à gauche de la ligne que la totalité de son corps suit dans sa marche, et que ce centre décrit ainsi une ligne en zig-zag, mais en s’écartant fort peu de la ligne moyenne : notre marche morale doit ressembler à notre marche physique.

Francis Bacon, De la sagesse des Anciens, traduction de La Salle

23. Prométhée ou du véritable état de l’homme (de la condition humaine)

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Suivant une antique tradition, l’homme fut l’ouvrage de Prométhée, et fut formé du limon de la terre ; cependant Prométhée joignit à la masse quelques particules tirées de différentes espèces d’animaux : puis, amoureux de son œuvre, jaloux de ne devoir qu’à lui-même tout ce qu’il pourroit y ajouter, et, voulant être, non-seulement l’auteur du genre humain, mais même son bienfaiteur, en lui procurant les plus grandes ressources, il monta furtivement dans les cieux, portant avec lui un faisceau de tiges de cette plante connue sous le nom de férule ; et ce faisceau mis en contact avec le char du soleil, ayant pris feu, il apporta ce feu sur la terre, et en fit présent aux hommes, en leur apprenant la manière d’en faire usage. Mais les hommes, après avoir reçu de lui un si grand bienfait, ne le payant que d’ingratitude, formèrent une conspiration contre lui, et l’accusèrent de ce larcin au tribunal de Jupiter. Cette accusation, toute odieuse qu’elle étoit, ne laissa pas d’être agréable à Jupiter et aux autres dieux. Ainsi, satisfaits de la conduite des mortels, en cette occasion, non seulement ils leur permirent de faire usage du feu, mais ils leur accordèrent un don cent fois plus durable et plus précieux, celui d’une éternelle jeunesse. Les hommes, charmés de ce présent, et se livrant à une joie immodérée, mirent imprudemment sur un âne le présent des dieux[1]. Durant le temps de leur retour, leur âne, poussé par une soif ardente, s’étant approché d’une fontaine gardée par un serpent, celui-ci ne voulut lui permettre de s’y désaltérer qu’à condition qu’il lui donneroit ce qu’il portoit sur son dos, quoi que ce pût être : le pauvre âne, pressé par la soif fut obligé d’accepter cette dure condition ; et ce fut ainsi que la faculté de rajeunir et le don d’une éternelle jeunesse passa de l’espèce humaine à celle des serpens ; elle fut le prix de quelques gouttes d’eau. Lorsque Prométhée qui se réconcilia depuis avec les hommes, vit que le prix de leur accusation leur avoit ainsi échappé, fidèle à son caractère malicieux, et voulant se venger de Jupiter, contre lequel son cœur étoit encore ulcéré, il ne craignit point d’employer la ruse, dans un sacrifice qu’il lui offrit. Il immola donc à ce dieu deux taureaux ; mais ces deux victimes étoient de nature bien différente ; car il avoit mis dans la peau de l’un toute la chair et la graisse des deux, ne laissant à l’autre que les os et la peau rembourrée de paille et d’autres matières molles, pour la tenir tendue ; puis, affectant des sentimens religieux et le désir de se rendre agréable à Jupiter, il le supplia de choisir celui des deux taureaux qui lui plairoit le plus. Le dieu, indigné de son impudence et de sa mauvaise foi, mais charmé de trouver une occasion et un prétexte pour se venger, choisit à dessein celui qui n’avoit que la peau et les os. Puis il s’occupa de sa vengeance ; et, persuadé que le plus sûr moyen pour réprimer l’insolence de Prométhée, étoit de faire quelque funeste présent au genre humain (la formation de l’homme étant l’œuvre dont cet impie se glorifioit le plus) ordonna à Vulcain de former une femme parfaitement belle, à laquelle tous les dieux firent aussi chacun un don (et qui, en conséquence, fut appellée Pandore). De plus, ils lui mirent entre les mains un très beau vase où étoient renfermés tous les maux de l’ame et du corps mais l’espérance étoit au fond. Cette femme, s’étant d’abord rendue auprès de Prométhée tâcha de l’engager à recevoir ce vase, et à l’ouvrir ; mais Prométhée étoit trop prudent pour accepter une telle offre : piquée de ce refus, elle alla trouver Épiméthée, frère de Prométhée mais d’un caractère bien différent. Celui-ci, qui étoit plus téméraire ne balança point à ouvrir le vase ; puis, voyant que tous les maux en sortoient et se répandoient rapidement sur la terre, il sentit trop tard sa faute, et tâcha aussi-tôt de la réparer, en remettant le couvercle sur le vase ; mais tous les maux en étoient déja sortis, et il ne put y retenir que l’espérance qui resta au fond. Jupiter, alors considérant tous les crimes dont Prométhée s’étoit rendu coupable (crimes d’autant plus graves, qu’après avoir dérobé le feu du ciel, et insulté à la majesté du maître des dieux par un sacrifice trompeur, il y avoit mis le comble en voulant violer Pallas) il le fit garotter, et le condamna à un éternel supplice, dont telle étoit la nature : transporté sur le mont Caucase, il y fut attaché à une colonne, de manière qu’il ne pouvoit faire aucun mouvement. Dans cette situation, un aigle lui rongeoit continuellement le foie durant le jour ; mais, durant la nuit, toute la partie de ce foie, qui avoit été dévorée se reproduisoit d’elle même, afin que la matière et la cause de ses douleurs se renouvellant sans cesse, son supplice fût éternel. Cependant ces douleurs eurent une fin ; car Hercule, ayant traversé l’océan dans un vase de terre que le soleil lui avoit donné, arriva au Caucase, et délivra Prométhée, après avoir tué l’aigle qu’il perça de ses flèches. Dans la suite, on institua, en l’honneur de Prométhée des jeux, où ceux qui disputoient la victoire, devoient courir un flambeau à la main ; ceux dont le flambeau s’éteignoit avant qu’ils eussent parcouru toute la carrière, perdoient le prix, et il étoit adjugé à celui qui étoit le premier arrivé au but, sans que le sien se fût éteint.

Cette fable renferme, sous le voile d’une ingénieuse allégorie, un assez grand nombre de vérités, dont quelques-unes sont sensibles, et les autres plus difficiles à appercevoir. Aussi les premières ayant été d’abord apperçues, les dernières ont-elles échappé à la pénétration de tous ceux qui ont tenté jusqu’ici d’expliquer cette fiction ; car les anciens, promenant leurs regards dans l’immensité des choses, pensoient que la formation et la constitution de l’homme étoit l’œuvre la plus propre à la divinité, la plus digne d’elle, et c’est la seule qu’ils aient attribuée à la divine providence ; opinion qui a pour base deux vérités incontestables. En premier lieu, la nature humaine (l’homme) est, en partie, composée d’un esprit et d’un entendement qui est le siège propre de la providence (de la prévoyance) ; il seroit absurde de supposer, et impossible de se persuader que des élémens bruts aient pu être le principe d’une raison et d’une intelligence ; d’où l’on est forcé de conclure que la providence de l’ame humaine a pour modèle, pour principe et pour fin une providence suprême. En second lieu, l’homme est comme le centre du monde du moins quant aux causes finales ; car, si l’homme pouvoit être ôté de l’univers, tout le reste ne feroit plus qu’errer vaguement et flotter dans l’espace sans but et sans objet ; en un mot, pour me servir d’une expression reçue et même triviale, le monde ne seroit plus qu’une sorte de balai défait, et dont les brins se disperseroient, faute de lien. En effet, tout semble destiné et subordonné à l’homme ; car lui seul sait tout s’approprier, et tirer parti de tout. Les mouvemens périodiques et les révolutions des astres lui servent à distinguer et à mesurer les temps ou à déterminer la situation des lieux. Les météores lui fournissent des pronostics pour prévoir les saisons, la température ou d’autres météores. Les vents lui fournissent une force motrice pour la navigation, pour les moulins, et pour une infinité d’autres machines ; les plantes et les animaux de toute espèce, des matières pour le logement et le vêtement, des alimens, des remèdes, des instrumens et des moyens pour faciliter, abréger et perfectionner tous ses travaux ; en un mot, une infinité de choses nécessaires, commodes ou agréables ensorte que tous les êtres qui l’environnent, semblent s’oublier eux-mêmes, et ne travailler que pour lui[2]; et ce n’est pas au hazard que le poëte, inventeur de cette fiction ajoute que, dans cette masse destinée à former l’homme, Prométhée mêla et combina, avec le limon, des particules tirées de différens animaux. En effet, de tous les êtres que l’univers embrasse dans son immensité, il n’en est point de plus composé et de plus hétérogène que l’homme. Ainsi ce n’est pas sans raison que les anciens l’ont qualifié de petit monde, de microcosme, le regardant comme un abrégé du monde entier. Or, quoique les chymistes, qui ont abusé de ce mot de microcosme, et qui en ont détourné la signification, en le prenant à la lettre, en aient détruit toute l’élégance et toute la vraie force, lorsqu’ils ont avancé que tous les minéraux et tous les végétaux, ou des substances très analogues, se trouvent dans le corps humain[3], cette ridicule exagération ne détruit, en aucune manière, ce que nous venons de dire, et il n’en est pas moins certain que, de tous les corps connus, c’est le plus mélangé, et celui qui présente le plus de substances différentes et de parties distinctes ; complication à laquelle il est naturel d’attribuer ces propriétés et ces facultés étonnantes dont il est doué : car les corps très simples n’ont qu’un très petit nombre de forces ou de propriétés, et dont l’effet est prompt et certain, parce qu’elles n’y sont point balancées par d’autres qui puissent les affoiblir et les émousser, comme elles le sont dans les corps plus composés. Mais la multitude des propriétés et l’excellence des facultés dépend de la composition et d’une plus grande diversité dans les parties constitutives. Cependant l’homme, à son origine, semble être nu et désarmé ; il est long-temps sans pouvoir se secourir lui-même il manque de tout. Aussi Prométhée se hâta-t-il de dérober le feu du ciel, qui est si nécessaire à l’homme, pour satisfaire la plupart de ses besoins, ou de ses fantaisies ; que si l’ame peut être appelée la forme par excellence[4], et la main le premier de tous les instruments, le feu peut être regardé comme le plus puissant de tous les secours et le plus efficace de tous les moyens. C’est de là que l’industrie humaine et les arts méchaniques tirent leurs principales ressources ; c’est un agent dont l’homme varie à l’infini l’emploi et l’usage. La manière dont Prométhée s’y prit pour faire ce larcin, s’applique, avec beaucoup de justesse, à notre explication, et est tirée de la nature même de la chose ; il est dit qu’il se servit pour cela d’une férule qu’il fit toucher au char du soleil : or, la férule sert à frapper, à donner des coups[5], ce qui se rapporte au vrai mode de génération du feu, qui est ordinairement excité par de vives percussions et des chocs violens, qui, en atténuant les matières et en les mettant en mouvement, les préparent à recevoir la chaleur des corps célestes, les met en état de prendre feu, et de le dérober, pour ainsi dire furtivement au char du soleil. Vient ensuite la partie de cette fable, qui mérite le plus de fixer l’attention. Les hommes y est-il dit, au lieu de ces remercîmens et de cette gratitude qu’ils sembloient devoir à celui qui leur avoit fait un tel présent, le payant d’une accusation, dénoncèrent Prométhée et son larcin au tribunal de Jupiter ; accusation qui fut si agréable au dieu que sa munificence versa sur eux de nouveaux bienfaits. N’est-on pas étonné de voir ce dieu approuver et récompenser même leur ingratitude envers leur auteur et leur bienfaiteur, crime si commun parmi nous ? Mais le vrai sens de cette partie de la fiction est très différent de celui qu’elle présente à la première vue en voici la vraie signification. Lorsque les hommes accusent ainsi leur art et leur propre nature, le sentiment que suppose une telle accusation est plus louable et a de plus heureux effets qu’on ne le pense ; la disposition contraire déplaisant aux dieux, et étant pour l’homme une source de maux car ceux qui vantent excessivement la nature humaine ou les arts dont l’homme est en possession, et qui sont comme en extase devant ce peu qu’ils possèdent, veulent en même temps qu’on regarde comme complètes ces sciences dont ils font profession, ou qu’ils cultivent ; admiration d’où résulte une double méprise. En premier lieu, ils sont moins respectueux envers la divinité, aux perfections de laquelle ils semblent comparer leur foible intelligence. En second lieu, ils se rendent moins utiles aux autres hommes ; parce que, s’imaginant qu’ils sont déja arrivés au but, et que leur tâche est remplie, ils ne font plus de nouvelles recherches. Au contraire, ceux qui accusent et dénoncent les arts et la nature humaine, se plaignant continuellement de leur ignorance et de leur impuissance, ont une idée plus juste et plus modeste de leur état ; disposition qui éveille leur industrie, et les excite à faire de nouvelles recherches[6] ; raison de plus pour être étonné du peu de jugement et de la foiblesse de ceux qui, endossant la livrée de certains maîtres, et devenus esclaves d’un petit nombre de philosophes arrogans, ont une si haute vénération pour cette philosophie des Péripatéticiens (qui, après tout, n’étoit que la plus foible portion de la philosophie des Grecs), que toute accusation ou critique dont elle est le sujet, leur paroit non-seulement inutile, mais même suspecte et dangereuse ; c’est, à leurs yeux, une sorte d’hérésie. Ainsi, abandonnant cette philosophie magistrale d’Aristote, qui tranche sur tout, et semble ne jamais douter de rien, croyons-en plutôt Empedocle et Démocrite, qui se plaignent continuellement, le premier, avec une sorte de colère et d’indignation, le dernier, avec plus de réserve et de modestie, que tout, dans l’étude de la nature, est hérissé de difficultés ; que l’homme est plongé dans les plus profondes ténèbres, qu’il ne sait rien, absolument rien ; que la vérité est au fond d’un puits ; qu’elle est tellement mêlée et entrelacée avec l’erreur, qu’il est impossible de démêler l’une d’avec l’autre ; car il est inutile de parler de la troisième académie, qui, sur ce point, a excédé toute mesure, et a porté le doute jusqu’à l’extravagance[7]. Ainsi les hommes doivent être bien persuadés que l’effet ordinaire de cette dénonciation des arts humains et de la nature même de l’homme, genre d’accusation agréable à la divinité, est de l’engager à répandre de nouveaux bienfaits sur les accusateurs ; que cette accusation si âpre, si violente, et en apparence si injuste, intentée contre Prométhée, quoiqu’ils lui doivent leur existence et une partie de leurs lumières, ne laisse pas d’être plus judicieuse qu’une gratitude excessive et une admiration outrée pour ses présens. Enfin, que cette trop haute idée que l’homme a de son opulence est une des principales causes de son indigence. Quant à ce don que les hommes reçurent pour prix de leur accusation, je veux dire celui d’une perpétuelle jeunesse, il est d’une nature qui nous porteroit à penser que les anciens ne désespéroient pas de la découverte des moyens et des procédés nécessaires pour retarder la vieillesse et prolonger la vie humaine, mais la regardoient plutôt comme un de ces secrets précieux que les hommes avoient possédés autrefois, et laissé échapper de leurs mains, par leur paresse, leur incurie et leur négligence, que comme un avantage qui ne leur eût jamais été accordé, et qui leur eût même été refusé pour toujours : car ils nous font entendre assez clairement, dans cette fiction, en y indiquant le véritable usage du feu, et en relevant, avec autant de force que de justesse, les erreurs de l’art, que si les hommes ne sont pas possesseurs de ce secret, ce n’est pas que les dieux l’aient mis hors de leur portée, mais parce qu’ils s’en sont eux-mêmes privés, en mettant ce don si précieux sur un âne pesant et tardif ; fidelle image de cette expérience aveugle et stupide, dont la marche excessivement lente a donné lieu à cette plainte si ancienne sur la courte durée de la vie et les longueurs de l’art. Quant à nous, notre sentiment est que l’on n’a pas encore su faire une judicieuse combinaison de la méthode dogmatique et de la méthode empyrique, qui ne sont pas faites pour être séparées, mais pour s’aider réciproquement[8], et qu’on a l’imprudence de confier les présens des dieux, ou à la témérité d’une philosophie abstraite, espèce d’oiseau qui ne fait que voltiger, ou aux lenteurs de l’expérience fortuite, qui est l’âne de la philosophie ; et cet âne même, on ne doit pas non plus en avoir trop mauvaise idée, ni en trop mal augurer ; il peut toujours être de quelque utilité. En effet tout homme qui, dirigé par des règles et une méthode aussi sûres que fixes, s’adonneroit à l’expérience avec un zèle soutenu, et sans que la soif de ces expériences qui n’ont pour objet qu’un vil gain, ou un vain étalage, l’excitât jamais à jeter (ou à laisser prendre) son fardeau, pour courir après ces objets frivoles ; cet homme, dis-je, pourroit nous apporter de nouveaux dons de la munificence divine[9]. Lorsque les poëtes ajoutent que le don d’une jeunesse perpétuelle passa des hommes aux serpens, ce n’est qu’une circonstance ajoutée pour embellir cette fable ; à moins qu’on ne pense que les anciens, par cette addition, ont voulu aussi faire entendre que les hommes devroient rougir de n’avoir pu jusqu’ici, à l’aide du feu, et des arts dont ils sont en possession, s’approprier ce que la nature même a accordé à tant d’autres animaux. De plus, cette réconciliation subite des hommes avec Prométhée, après avoir fait une si grande perte et avoir vu ainsi toutes leurs espérances trompées, renferme une observation aussi utile que judicieuse, c’est une fidelle image de l’inconstance et de la légèreté de la plupart des hommes qui se mêlent de faire des expériences ; car, lorsque leurs premières tentatives ne sont pas heureuses et ne répondent pas à leurs désirs, ils se découragent aussi-tôt et abandonnent tout, pour revenir précipitamment à leur ancienne marche et à leurs premières opinions, avec lesquelles ils se réconcilient[10]. La fable, après avoir décrit l’état de l’homme, par rapport aux arts et aux facultés intellectuelles, passe à la religion ; car la culture des arts a presque toujours marché de front avec le culte divin, qui a été ensuite envahi et souillé par l’hypocrisie[11]. Ainsi ce double sacrifice, ces deux victimes offertes par Prométhée, nous donnent une juste idée de l’homme vraiment religieux et de l’hypocrite. Car, dans la peau de l’un des deux taureaux se trouve la graisse, dont l’inflammation et la fumée sont l’emblême de l’amour et du zèle pour la gloire de Dieu ; sentiment qui enflamme les cœurs, en élevant les pensées ; elle renferme et contient aussi les entrailles, image de la charité ; enfin, des chairs substantielles, qui représentent la substance et la réalité d’une piété sincère. La peau de l’autre taureau ne contient que des os arides et dépouillés de chair, qui ne laissent pas de tenir cette peau tendue, et de lui donner toute l’apparence d’une très belle victime. Ce dernier taureau est l’emblème de ces rits extérieurs et de ces fastueuses cérémonies dont les hommes chargent et enflent, pour ainsi dire, le culte divin ; toutes choses bonnes pour l’ostentation et l’étalage, mais qui n’ont rien de commun avec la vraie piété[12] ; et les hommes, non contens de se jouer de la divinité par cet orgueilleux hommage, ont bien l’audace d’imputer à Dieu même leur propre vanité, de soutenir que de telles offrandes sont de son choix, et que c’est lui-même qui les a prescrites. Mais le prophète les dément, en faisant parler Dieu lui-même sur ce sujet, se plaint en ces termes de l’espèce d’option qu’ils lui donnent : Est-ce donc là ce jeûne que j’ai prescrit ? est-ce moi qui ai voulu que l’homme se contentât de mortifier ainsi son corps durant le cours d’une seule journée, et courbât ainsi la tête comme le roseau débile ? qu’ai-je besoin de vos boucs et de vos génisses ?

Après avoir décrit l’état de la religion, la fable passe à la description des mœurs et des misères attachées à la condition humaine, dont elle indique la principale source. C’est une opinion assez commune, et qui n’en est pas moins fondée, que cette Pandore est l’emblême de la volupté (des desirs illicites) qui, après l’invention des arts nécessaires, des commodités de la vie et des rafinemens du luxe, a, pour ainsi dire, allumé son flambeau. Aussi est-ce à Vulcain (qui est l’emblême du feu) que sont attribués les inventions et les travaux qui ont pour objet la volupté : source impure d’où découlent une infinité de maux et de calamités avec le tardif repentir ; maux qui se font sentir, non-seulement aux individus, mais même aux empires, soit royaumes, soit républiques ; car c’est de-là que dérivent la guerre, les troubles, les révoltes et la tyrannie[13]. Mais ce qui doit ici fixer principalement notre attention, ce sont les deux conditions opposées, les deux exemples, et, en quelque manière, les deux tableaux contraires, tracés dans cette fable sous les personnages de Prométhée et d’Épiméthée : car ceux qui ont embrassé la secte d’Epiméthée manquent ordinairement de prévoyance leur vue n’est pas de très-longue portée ; ils mettent au premier rang les douceurs dont ils peuvent jouir dans le présent ; insouciance qui les expose à une infinité de dangers, de malheurs et de difficultés, contre lesquels ils sont obligés de lutter sans cesse. Mais du moins ils ont l’avantage de se satisfaire, de céder à leur penchant, et de suivre leur propre goût ; à quoi il faut ajouter une infinité d’espérances chimériques qu’ils doivent à leur ignorance même, et dont ils se paissent comme d’autant de rêves agréables ; songes flatteurs qui adoucissent les misères de leur condition. Mais l’école de Prométhée est composée d’hommes très prudens, qui, découvrant fort loin dans l’avenir, s’épargnent et éloignent, par leurs précautions prises long-temps d’avance, les maux dont ils sont menacés. Mais cet avantage même est balancé par un terrible inconvénient qui s’y trouve attaché. Ces mêmes hommes se privent d’une infinité de plaisirs et de douceurs : ils luttent continuellement contre leur propre penchant et font violence à leur naturel ; sans compter les craintes, les inquiétudes et les soucis dont ils sont perpétuellement rongés ; inconvénient pire que le premier ; car liés comme Prométhée à la colonne inébranlable de la nécessité, ils sont tourmentés par une infinité de pensées affligeantes (représentées par cet aigle de la fable, parce qu’elles ne font, pour ainsi dire, que voltiger) ; pensées dont l’aiguillon les pénètre et qui leur rongent, pour ainsi dire, le foie[14] ; à la réserve de quelques instans de relâche, où ils respirent un peu, et qui sont pour eux comme le repos de la nuit ; mais ces craintes et ces inquiétudes renaissent bientôt pour les tourmenter de nouveau. Aussi il est peu d’hommes qui sachent réunir en eux tous les avantages attachés à ces deux dispositions contraires de l’ame ; je veux dire la sûreté réelle qui est le fruit d’une sage prévoyance et la sécurité attachée à une judicieuse insouciance et au mépris du danger[15]. On ne peut parvenir à ce double but que par le moyen d’Hercule, c’est-à-dire, de ce courage soutenu de cette force d’ame et de cette constance qui fait que l’homme préparé à tout événement, et disposé à mépriser les maux ainsi que les biens, sait prévoir sans crainte, jouir sans dégoût (excès), et souffrir sans impatience. Mais une circonstance qu’on ne doit pas oublier ici, c’est que cette égalité d’ame n’étoit point naturelle à Prométhée, mais qu’il l’avoit acquise et qu’il la devoit au secours d’un autre, nul individu n’ayant naturellement une ame assez forte pour s’élever si haut. Elle lui étoit venue des lieux situés au-delà de l’océan ; et il en avoit l’obligation au soleil, qui avoit fourni les moyens nécessaires pour la lui apporter ; car elle étoit l’effet et le fruit de la sagesse et de profondes méditations sur l’instabilité, les vicissitudes, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, sur les ondulatians de la vie humaine[16] ; méditations qui peuvent être comparées à la navigation d’Hercule traversant l’océan (dans un vase de terre). Virgile a su peindre, avec son élégance ordinaire, cet état de l’ame en indiquant sa véritable source

Heureux qui, ayant découvert les causes de tout, a su mettre sous ses pieds les vaines terreurs, le destin inexorable et le fracas de l’avare Acheron.

C’est avec le même jugement que l’auteur de cette fiction que nous expliquons, ajoute, pour encourager les hommes et fortifier leur âme, que ce héros d’une si haute stature ne laissa pas de traverser l’océan dans un vase de terre, de peur qu’ils n’allèguent pour excuse la fragilité de leur nature, et ne s’imaginent, ou ne prétendent, qu’elle est tout-à-fait incapable d’une telle force et d’une telle confiance. Sénèque avoit une plus haute idée des forces de la nature humaine, lorsqu’il s’exprimoit ainsi : Est-il un spectacle plus imposant et plus auguste que de voir réunies, dans un même homme, la fragilité d’un mortel et la sécurité d’un dieu ?

Mais revenons sur nos pas pour éclaircir un point que nous avons passé à dessein et afin de ne pas en séparer d’autres qui avoient entre eux une liaison et une connexion naturelle : je veux parler de ce crime que commit Prométhée en sollicitant Pallas, et en voulant attenter à la pudicité de cette déesse : car ce fut proprement pour ce crime, le plus grand de tous ceux dont il s’étoit rendu coupable, qu’il fut condamné à avoir les entrailles continuellement dévorées par un aigle. Cette partie de la fiction nous paroît destinée à faire entendre que les hommes, fiers d’avoir porté leurs arts à un certain degré de perfection et enflés de l’étendue de leurs connoissances, tentent souvent de soumettre la sagesse divine à leurs sens et à leur raison ; prétention audacieuse, dont la conséquence nécessaire et la punition naturelle est cette espèce de déchirement et cette perpétuelle agitation d’esprit figurée par le supplice de Prométhée. Ainsi, les hommes doivent, avec toute la modestie et la soumission convenables, faire une juste distinction entre les choses divines et les choses humaines, entre les oracles des sens et ceux de la foi ; à moins qu’ils ne veuillent embrasser l’hérésie, ou une philosophie fantastique et mensongère. Reste à parler de ces jeux institués en l’honneur de Prométhée, où ceux qui disputoient le prix, couroient un flambeau à la main ; cette dernière partie de la fable se rapporte également aux arts et aux sciences, comme ce feu dérobé au ciel par Prométhée et en mémoire duquel ils furent institués ; elle renferme une observation très judicieuse ; savoir, qu’on ne doit attendre de rapides progrès dans les sciences, que de la succession des individus ou des nations qui les cultivent, et non de la vivacité ou de la vigueur d’esprit d’un seul individu ou d’une seule nation. En effet, ceux qui sont les plus légers à la course, sont peut-être ceux qui ont le moins d’adresse pour tenir leur flambeau allumé ; son extinction pouvant tout aussi-bien être l’effet de la rapidité de la course, que de sa lenteur. Malheureusement les courses et les joûtes de cette espèce sont tombées en désuétude depuis long-temps ; les sciences n’ayant été florissantes que dans leurs premiers inventeurs tels qu’Aristote, Galien, Euclide, Ptolomée, etc. et leurs successeurs n’ayant rien fait et presque rien tenté de grand. Il seroit à souhaiter que ces jeux, en l’honneur de Prométhée ou de la nature humaine, fussent rétablis. Ils pourroient exciter une louable émulation et provoquer des joûtes utiles ; car alors la succession des sciences ne dépendroit plus du frêle flambeau d’un seul individu, flambeau perpétuellement agité et toujours prêt à s’éteindre. Ainsi on ne sauroit trop exhorter les hommes à s’éveiller eux-mêmes, et à fournir leur carrière avec vigueur, au lieu de se reposer entièrement, comme ils le font, sur l’autorité d’un petit nombre d’esprits.

Telles sont les vérités que cette fable si connue nous présente sous la voile mystérieux de l’allégorie. Cependant, nous ne disconvenons pas qu’elle n’en un grand nombre d’autres qui se rapportent aux mystères du christianisme. Avant tout, cette navigation qu’Hercule entreprit dans un vase de terre, pour délivrer Prométhée, paroît être une figure de l’incarnation du Verbe divin, qui daigna, pour ainsi dire, faire voile sur l’océan de ce monde, revêtu d’une chair humaine (espèce de vase fragile), pour la rédemption du genre humain. Mais nous devons nous arrêter ici ; car nous nous sommes interdit toute interprétation trop libre en ce genre, de peur de porter un feu étranger et profane sur l’autel du Seigneur.

1. Comment s’y prend-on pour mettre une éternelle jeunesse sur un âne ? Il veut dire sans doute qu’ils mirent sur l’âne la drogue, ou la substance dont cette jeunesse éternelle devoit être l’effet.

2. Quoique l’homme tire parti de tout, il ne s’ensuit pas que tout ait été fait pour que l’homme en tirât parti : autrement l’animal qu’il nourrit, auroit aussi droit de croire que l’homme a été fait pour lui ; et j’ai peine à me persuader qu’un requin, lorsqu’il dévore un homme d’une seule bouchée, l’avale, en s’oubliant lui-même, et ne le mange que pour lui faire plaisir. Si l’homme est en effet le centre de l’univers, quand le requin a avalé l’homme, le centre de l’univers est alors dans le ventre du requin. La vérité est que, si les différens êtres ont été formés à dessein, ils ont été faits les uns pour les autres, puisqu’il n’est aucun être qui n’ait besoin de quelques autres, et qui ne soit nécessaire à d’autres. Le véritable lien des êtres organisés, ce sont leurs besoins et leurs actions réciproques. L’homme a de plus des droits fondés sur le besoin qu’il a de ses semblables, et des devoirs fondés sur le besoin que ses semblables ont de lui :droits et devoirs qui, ayant déjà pour base la faculté qu’ont les uns et les autres de se servir et de se secourir réciproquement, ont une base de plus ; savoir une loi primitive dictée par l’Être suprême mais qui dans le cas même où cette opinion si consolante seroit une erreur, ne laisseroient pas de subsister, puisqu’ils dérivent de la nature même de l’homme, être sensible, foible et intelligent : conséquence qui, en rendant les bases de nos devoirs indépendantes de tout systême religieux, donne ainsi aux théistes et aux athées une morale commune, et ôte tout prétexte aux méchants, comme le souhaitoit le sage Marc-Aurèle, et comme l’a aussi en partie observé le sublime traducteur d’Young et de Shakespear.

3. Cette assertion est moins vraie que ne le pensoient ces chymistes, et plus vraie que ne le pensoit notre auteur. Tous les élémens de la matière ainsi que les qualités et les forces primordiales, qui leur sont inhérentes, sont dans un mouvement perpétuel, elles se croisent sans cesse et se mêlent selon toutes les directions et les proportions possibles elles entrent dans les composés, en sortent et y rentrent continuellement, surtout dans les corps organisés qui reçoivent par toutes leurs portes, des débris d’animaux, de végétaux et de minéraux : donc il y a de tout dans tout : donc il y a de tout dans l’homme : or les particules de la matière solaire, et les molécules terrestres, aqueuses, aériennes, minérales, végétales, etc. sont, par rapport aux molécules (à peu près de même grandeur et d’une force proportionnelle) qui les environnent, des soleils, des terres, des lunes, des océans, des atmosphères, des minéraux, des végétaux ; car tout est relatif : et une particule de la matière solaire est plutôt un soleil, par rapport au corps humain, que le soleil n’est une étincelle par rapport aumonde entier : donc l’homme est un abrégé de l’univers.

4. Qu’est-ce que l’ame ? c’est la forme par excellence : de quoi est-elle la forme ? ce ne peut être que celle du corps humain ; puisque, si l’on ôte de l’homme son corps et son ame il ne reste plus rien : or, selon Bacon, la forme est ce qui constitue une chose : l’ame selon lui est donc ce qui constitue le corps humain.

5. Ce feu que Prométhée déroba dans les cieux et apporta aux hommes, n’est autre chose que la science ; cela posé si les pédagogues de l’antiquité employoient, comme les nôtres, la férule, pour exciter l’attention de leurs disciples, alors on comprendroit aisément ce que le poëte veut dire, lors qu’il prétend que Prométhée se servit d’une férule pour apporter le feu céleste ; cela signifierait qu’il faisoit d’excellentes éducations parce qu’il prodiguoit les férules à ses écoliers, pour les faire étudier, à peu près comme nos pédans animés par une ardente charité pour leurs élèves, et par une ferme espérance d’en faire des orthodoxes, leur donnent la foi, à force de leur donner le fouet.

6. Cette explication n’est qu’un perpétuel contre-sens ; celle de J. J. nous paroît plus naturelle. Ce feu du ciel, dérobé par Prométhée, est la science, comme le pense ce dernier ; les hommes, au lieu d’honorer et de récompenser ceux qui les instruisent, les accusent d’impiété, d’athéisme, de sorcellerie, devant le prince ou les grands, à l’instigation de certains envieux ou intrigans ; le prince récompense cette dénonciation par de nouvelles faveurs : mais comme ces graces sont accordées à des sots, les ânes qui en sont les porteurs, s’en laissent dérober le fruit par les hommes serpens, c’est-à-dire par les intrigans, etc. puis, les philosophes, leur pardonnant cette ingratitude, continuent à les instruire : Prométhée signifie providence ou prévoyance : les hommes éclairés et prévoyans sont en petit ce que la divine providence est en grand.

7. Arcésilas, Carnéades et Pyrrhon n’eurent d’autre tort, que celui d’avoir outré et exagéré deux opinions très sages de la première Académie. L’une de ces opinions étoit que, dans toute recherche ou discussion, pour se mettre en état de saisir ou de reconnoître la vérité, au cas qu’on la rencontre, il faut se tenir dans une parfaite indifférence sur l’affirmative et la négative, au lieu d’épouser d’abord certaines opinions avant de les avoir soumises à l’examen, et de chercher ensuite des argumens ou des sophismes pour les défendre envers et contre tous, comme on le faisoit dans les autres écoles. L’autre étoit que, pour prévenir des disputes trop vives, et les animosités qui en sont l’effet, il faut demeurer dans un doute perpétuel à l’égard des opinions qui n’ont que des relations très éloignées avec le bonheur de l’homme, et qui ne sont pas susceptibles d’être vérifiées par l’expérience : mais les philosophes désignés dans ce passage firent un dogme positif de ce doute philosophique dont Socrate et Platon n’avaient fait qu’une méthode provisoire, pour passer de l’ignorance à ta vérité, sans passer par l’erreur.

8. La méthode empyrique est nécessaire pour acquérir l’expérience ; et la méthode dogmatique, pour la diriger, la provoquer, la prévoir, la simplifier, la suppléer et la résumer : l’empyrique est le maçon, et le dogmatique est l’architecte ; mais il faut des pierres pour bâtir.

9. Le plus sûr moyen pour perfectionner rapidement toutes les branches de l’industrie et de la science humaine, c’est la division du travail ; et les hommes qui concentrent toute leur attention dans un seul genre, finissent toujours par surpasser ceux qui se partagent entre plusieurs genres. Ainsi il manque, dans la république savante, une société purement expérimentale, dans les assemblées de laquelle il ne seroit permis que d’exposer, dans le plus grand détail, les procédés qu’on auroit suivis, en faisant les expériences dont on y rapporteroit les résultats, en y joignant tout au plus les raisonnemens par lesquels on y auroit été conduit et ceux qui conduiroient immédiatement à d’autres expériences : société qui n’auroit qu’un seul statut, portant que tout membre qui se permettroit des raisonnemens qui n’aboutiroient pas à des expériences ou qui proposeroit de nouvelles expériences à faire, sans présenter des résultats d’expériences déjà faites, en seroit puni par une amende applicable au profit expérimental de celui qui, dans la même séance, seroit jugé avoir présenté le résultat le plus clair et le plus utile. Voilà un moyen pour s’épargner les raisonnemens à perte de vue et le bavardage.

10. La fausseté de cette partie de l’explication prouve celle du tout : Prométhée, selon notre auteur même, représente la prévoyance et, en général, la science, ou les hommes vraiment savans et prévoyans : se réconcilier avec Prométhée, ce n’est donc pas se réconcilier avec ses anciens préjugés, mais, au contraire, avec la vérité et avec ceux qui la possèdent.

11. Il en a été des religions comme de l’orviétan, de la lanterne magique et d’une infinité d’autres drogues ou machines, inventées par des hommes de génie, et promenées ensuite par des charlatans. Ces doctrines mystérieuses, qui, dans leur première institution, étoient aussi simples que les hommes auxquels elles étoient destinées, furent d’abord un puissant instrument que les premiers sages employèrent pour contenir des hommes aussi féroces qu’ignorans, en attendant qu’ils pussent les instruire, et pour leur faire accroire des vérités de pratique qu’ils ne pouvoient encore leur faire comprendre : puis, d’hypocrites fainéans s’emparèrent de ces doctrines, et jugeant que la crédulité du peuple seroit plus fructueuse pour eux que son instruction, défendirent, sous peine de mort, de lui faire comprendre ce qu’ils vouloient absolument continuer de lui faire accroire ; ajustèrent au corps de la religion une alonge aussi lucrative que mensongère ; condamnèrent le genre humain à une enfance éternelle, et convertirent ainsi le remède en poison.

12. Plus un homme est sot ou fripon, plus il a besoin de faire sa toilette ; il en est de même d’une religion et de ses ministres ; il y a une terrible différence entre la couronne d’épines de J. C. et les trois couronnes de son vicaire ; et ce vicaire est beaucoup plus riche que le curé.

13. Cette partie de la fable est expliquée avec autant de netteté que de justesse ; mais cette explication est encore un peu vague et incomplète. Pourquoi l’inventeur de cette fable dit-il que le vase, où étoient renfermés tous les maux, étoit fort beau, et qu’il fut mis entre les mains d’une très belle femme ? en voici la raison : la source la plus féconde des maux de l’homme en société, est la jalousie ; et les deux principaux objets de cette jalousie sont les belles femmes et le luxe ; c’est-à-dire, le desir de jouir et celui de briller ; seconde cause qui rentre dans la première, et qui n’en est qu’un effet ; car le luxe, enfant de la vanité humaine, a dû s’introduire, et s’est en effet introduit par le sexe, dont le besoin, le desir, la destination, le métier et le devoir même, est de plaire ; sexe qui, en conséquence, a droit et est même obligé, par état, d’être un peu vain. C’est sur-tout pour se plaire l’un à l’autre que les deux sexes se couvrent de brillans colifichets ; c’est pour jouir qu’on veut briller ; et c’est pour être doublement qu’on veut paroître. Or, de ce double desir naissent la jalousie, le dépit, les disputes, les querelles, la guerre et l’effusion du sang humain. Plus une femme a de perfections, plus elle est vivement et universellement convoitée, plus aussi elle cause de maux : un homme mûr et prudent, un Prométhée, se garde bien de mettre à son doigt un tel bijou ; car il sait que le possesseur de ce joyau que tout le monde desire, a tout le monde pour ennemi : une telle femme ne paroît belle à son époux que pendant quelques mois, parce qu’il est dans les coulisses et voit de près les décorations ; mais elle continue de le paroître à ceux qui restent au parterre, et elle ne le redeviendra pour lui qu’au moment où il craindra de la perdre. Prométhée regarde ce joyau si couru comme une marchandise de très bon débit ; mais il craint les frais de garde et de magasin ; en conséquence, il s’en passe et n’épouse que son propre repos, en se contentant d’une femme que personne ne lui envie, ou en gardant le célibat ; au lieu qu’un jeune étourdi, rempli de vanité, en un mot, un Épiméthée, qui veut avoir long-temps la gloire d’étaler ce bijou, quoiqu’il ne soit pas très nécessaire de le porter au marché, et qu’on sache toujours très bien où il est, lève le couvercle de la boîte de Pandore, et y puise un repentir cent fois plus amer, que l’espérance, restée au fond du vase n’est douce : il veut remettre le couvercle, mais il n’est plus temps ; tous les maux sont sortis et se sont logés au fond de son cœur. Les belles femmes sont le feu qui nous éclaire et nous aveugle, qui nous réchauffe et qui nous brûle : elles nous apprivoisent et nous effarouchent, nous consolent et nous désolent. C’est la beauté qui envoie les guerriers détruire le genre humain, et qui les rappelle ensuite pour réparer ses pertes : les femmes et les guerriers se cherchent naturellement : c’est avec ceux qui dépeuplent le plus, qu’elles aiment le mieux repeupler ; et Mars est l’amant favorisé de Vénus : ici, comme par-tout ailleurs, la nature, après avoir planté, dans le bien même, le germe du mal, plante ensuite, dans ce mal même, le germe du bien. Le véritable défaut de cette fiction expliquée par notre auteur, c’est que les poëtes qui l’ont inventée, n’ont envisagé que les maux causés quelquefois très innocemment par le beau sexe, sans parler des services qu’il rend et des biens qu’il procure à l’autre moitié du genre humain : il faut donc ajouter cette moitié que les poëtes ont supprimée ; la voici : on trouve infiniment plus de vertus, de talens et de qualités sociales, dans les sociétés composées des deux sexes, que dans celles qui le sont entièrement d’un sexe ou de l’autre : si l’on ôtoit de l’univers tout le beau sexe on en ôteroit le desir de plaire et la commisération, les deux sources les plus réelles et les plus pures de toutes les vertus humaines.

14. Les sciences ne nous apprennent que trop souvent à voir des maux qu’elles nous apprennent rarement à guérir, maux que sans elles nous n’aurions pas apperçus : et tel est leur principal inconvénient ; car la plus grande partie du bonheur consiste à ignorer tous les maux dont on ignore le remède, à jouir du beau temps, avec un peu d’insouciance, et à ne sentir la pluie que lorsqu’il pleut.

15. L’homme doit réfléchir sur chacune de ses actions, afin de ne point agir au hazard, et n’y penser que durant un certain temps, afin de réaliser ses idées ; sans doute mais pendant combien de temps doit-on réfléchir sur chacune, pour n’être ni trop soucieux ni trop insouciant ? voilà ce qu’il seroit impossible de dire : ici les mesures manquent et la règle n’est point divisée en pieds et en pouces.

16. Rien ne dure : cette vérité bien conçue, ou plutôt bien sentie, suffit pour nous préserver de la présomption dans la prospérité et du découragement dans l’adversité.

Francis Bacon, De la sagesse des Anciens, traduction de La Salle

22. Atalante, ou l’amour du gain

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Atalante étant déja devenue très célèbre par sa légèreté à la course, Hippomène vint lui disputer cette gloire : les conditions du combat étoient qu’Hippomène épouserait Atalante, s’il étoit vainqueur, et seroit mis à mort s’il étoit vaincu. La victoire paroissant assurée à Atalante, qui avoit remporté le prix sur tous ceux qui le lui avoient disputé, et qui s’étoit fait un grand nom par la défaite et la mort de tous ses rivaux, Hippomène prit le parti de recourir à la ruse ; s’étant procuré trois pommes d’or, il les apporta avec lui. Sitôt que la course fut commencée, Atalante eut bientôt devancé Hippomène, qui, se voyant ainsi resté derrière, jugea qu’il étoit temps d’employer son stratagème : il jeta donc la première pomme mais sur le côté de la lice, soit afin qu’Atalante pût la voir, soit afin de l’engager à se détourner de la droite ligne, pour la ramasser et de lui faire perdre du temps. Atalante (qui avoit le foible de son sexe)[1], se laissant éblouir par l’éclat de cette pomme, quitta le stade courut après la pomme, et se baissa pour la ramasser. Hippomène, profitant du temps qu’elle perdoit, franchit un assez grand espace et la laissa derrière. Cependant Atalante, qui avoit naturellement l’avantage sur lui, eut bientôt regagné le temps perdu et le devança de nouveau. Mais Hippomène ayant jeté successivement les deux autres pommes, la retarda tellement par ce moyen, qu’il remporta le prix qu’il dut à la ruse et non à son agilité.

Cette fable figure allégoriquement, et d’une manière sensible, les combats que l’art livre à la nature. En effet l’art, (qui est ici représenté par Atalante) a cela de propre, du moins lorsqu’il ne rencontre aucun obstacle qui retarde sa marche que ses opérations sont plus promptes que celles de la nature[2]. Il est, en quelque manière plus léger à la course, et arrive plutôt au but. C’est une vérité dont une infinité d’opérations connues fournissent des preuves sensibles : par exemple, on obtient plus promptement des fruits, à l’aide de la greffe, que par le moyen d’un noyau. On sait aussi que les briques cuites se durcissent beaucoup plus vîte que le limon dont se forment les pierres. Il en est de même en morale ; le temps nous console, et à la longue, les chagrins les plus cuisans s’évanouissent par le bienfait de la seule nature. La philosophie, qui est, pour ainsi dire, l’art de vivre, nous épargne ce long délai, et dissipe presque sur-le-champ ces douleurs que la nature ne détruit qu’en les usant, pour ainsi dire à force de temps. Mais cette marche si prompte, qui peut donner à l’art tant d’avantage sur la nature, trop souvent des pommes d’or la retardent, au grand préjudice des intérêts de l’humanité. Car jusqu’ici on n’a vu ni science, ni art qui ait poursuivi constamment sa course, et en allant toujours droit au but (qui est comme la borne plantée au bout de la lice). Mais les arts quittant continuellement le stade et se jetant à droite ou à gauche, pour courir au gain et à de frivoles avantages, comme Atalante,

Qui, s’écartant de la lice, court après cet or qu’elle voit rouler à côté d’elle, et se baisse pour le ramasser ;

Qu’on cesse donc de s’étonner en voyant que l’art n’a pu jusqu’ici vaincre la nature et, suivant les conditions du combat, la tuer, en quelque manière et la détruire ; mais qu’au contraire l’art tombe au pouvoir de la nature, et est forcé de lui obéir, comme une femme mariée l’est d’obéir à son époux[3].

1. Salomon et Pilpay prétendent qu’il n’est point de femme, quelque légère qu’elle puisse être à la course, qu’on ne puisse attraper aisément avec de pareilles pommes.

2. Avantage qu’il obtient en employant de puissans moyens, lorsqu’elle n’en emploie que de foibles, ou plusieurs moyens, lorsqu’elle n’en emploie qu’un, ou en donnant plus d’intensité à ceux qu’elle emploie elle-même.

3. L’art ne peut tuer la nature dont il vit lui-même ; mais il peut quelquefois la surpasser en l’imitant. Au reste, cette fable est encore susceptible des deux et même des trois explications suivantes. Une femme d’une rare beauté a un grand nombre d’amans distingués par leurs talens et leurs vertus ; elle les rebute tous : enfin paroît un prétendant opulent et magnifique qui l’éblouit par son faste et ses libéralités ; elle préfère l’amant riche à tous ceux qui ne lui ont fait présent que de leur mérite ; et tous les autres meurent de chagrin, ou se tuent de désespoir. Des chymistes cherchent l’élixir de vie et la grande panacée. Dans cette vue, ils s’attachent à l’or, et le soumettent il une infinité d’opérations ; mais durant le cours de leurs recherches éblouis par l’éclat de ce métal, ils s’efforcent de le multiplier pour s’enrichir ; et perdant de vue ce principe de vie qu’ils y cherchoient, ils manquent l’immortalité réelle : ou enfin des gens de lettres, ou des guerriers, voulant tout à la fois s’enrichir et s’immortaliser, et se partageant trop entre les occupations nécessaires pour faire fortune, et les études ou les exercices indispensables pour perfectionner leurs talens, manquent ainsi cette immortalité que donne la gloire, et s’en consolent en ramassant quelques écus.

Francis Bacon, De la sagesse des Anciens, traduction de La Salle

21. Achéloüs, ou le combat

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Suivant une fable très ancienne, Hercule et Achéloüs se disputant la main de Déjanire, la querelle se termina par un combat. Ce dernier, après avoir pris successivement différentes formes, pour résister plus aisément à Hercule (car il avoit la faculté de se transformer ainsi à volonté) se présenta enfin à son adversaire sous celle d’un taureau, dont les mugissemens et les yeux éteincelans inspiroient la terreur, et se prépara au combat sous cette forme : mais Hercule, gardant sa forme ordinaire, fondit aussitôt sur lui : ils se combattirent corps à corps ; enfin, Hercule eut l’avantage sur le taureau, et lui rompit une corne. Son adversaire éprouvant des douleurs insupportables, et trop épouvanté pour être tenté de recommencer le combat, racheta sa corne, en donnant en échange à Hercule la corne d’Amalthée, ou d’abondance.

Cette fable a pour objet les expéditions militaires les préparatifs de guerre sont fort variés dans le parti qui est sur la défensive et qui est ici représenté par Achéloüs employant pour sa défense un grand nombre de moyens différens et de précautions ; il se présente, pour ainsi dire, sous plusieurs formes différentes : mais les préparatifs de celui qui fait l’invasion sont fort simples, et il ne se montre que sous une seule forme ; il se présente seulement avec son armée, ou quelquefois peut-être avec sa flotte ; voilà tout : au lieu que celui qui attend l’ennemi sur son propre territoire, prépare et se ménage une infinité de défenses et de ressources. Il fortifie certaines places, en fait démanteler d’autres ; il fait retirer et met en sûreté dans les villes fortifiées et dans les châteaux forts d’assiette, les habitans des campagnes, des bourgs et des petites villes ; rompt les ponts, et même les démolit tout-à-fait ; rassemble toutes ses troupes avec les munitions nécessaires, et les poste en différens lieux ; par exemple, sur les bords des rivières, sur les ports, dans les gorges des montagnes, dans les bois, etc. et fait beaucoup d’autres dispositions de cette nature en sorte que le pays prend chaque jour une face nouvelle, et change, pour ainsi dire, de forme à chaque instant, comme Achéloüs. Enfin lorsqu’il est suffisamment muni, préparé et fortifié, il offre, en quelque manière, l’image d’un taureau terrible et menaçant. Celui qui fait l’invasion cherche l’occasion de livrer bataille, et s’attache principalement à ce but, craignant de manquer de vivres en pays ennemi : si cette occasion se présentant, il sait en profiter, et remporte la victoire ; alors son avantage consiste manifestement en ce que l’ennemi, découragé par sa défaite, ayant perdu sa réputation ; enfin, n’espérant plus pouvoir réparer complètement ses pertes, ni rassembler assez de forces pour lui opposer une nouvelle armée et tenir la campagne, se retire dans les lieux fortifiés et inaccessibles ; lui abandonnant ainsi toutes les villes ouvertes et le plat pays, que l’ennemi ravage et pille, sans trouver d’opposition ce qui est pour lui comme la corne d’Amalthée, ou d’abondance.

Francis Bacon, De la sagesse des Anciens, traduction de La Salle

20. Némésis, ou les vicissitudes (naturelles) des choses

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Némésis, suivant les poëtes, étoit une déesse qui méritoit les hommages de tous les mortels, et que devoient sur-tout redouter les puissances et les heureux de ce monde. Elle étoit fille de l’océan et de la nuit ; les poëtes en font cette description : elle avoit des ailes et portoit aussi une couronne tenant, de la main droite, une lance de frêne et de la gauche, une fiole toute remplie d’Éthiopiens : enfin, elle avoit pour monture un cerf.

On peut expliquer ainsi cette parabole : d’abord ce nom de Némésis signifie vengeance, ou rétribution (compensation). La fonction de cette déesse étoit d’arrêter le cours des prospérités des gens trop heureux, et d’y mettre une sorte d’opposition semblable à celle des tribuns du peuple en interposant son veto[1]. Et non-seulement elle réprime et châtie l’orgueil et la présomption de ceux que des continuels succès rendent insolens, mais même elle balance, par des disgrâces, les prospérités des hommes les plus justes et les plus modestes ; comme si aucun mortel ne devoit être admis au banquet des dieux que pour y servir de jouet. Pour moi, lorsque j’ai lu dans Pline ce petit chapitre où il fait l’énumération des disgraces et des infortunes de César-Auguste que j’avois d’abord regardé comme le mortel le plus fortuné qui eût existé, qui sut même jouir de sa fortune avec beaucoup de prudence et de méthode, et dans le caractère duquel on ne voyoit ni enflure, ni timidité, ni foiblesse, ni confusion, ni mélancolie quand je voyois, dis-je dans ce récit, qu’il fut même un jour tenté de se donner la mort, alors je conçus la grandeur et la puissance de cette déesse, qui avoit pu traîner à son autel une telle victime. Lorsque les poëtes disent qu’elle est fille de l’océan, c’est pour nous faire entendre que les vicissitudes des choses, et les jugemens divins, sont ensevelis dans l’obscurité la plus profonde, et un mystère pour tous les mortels [2].

C’est avec raison que cette vicissitude est représentée ici par l’océan, dont le flux et le reflux en sont la fidèle image. Or, cette providence, dont les dispositions se dérobent à nos yeux, est très judicieusement figurée par la nuit. Les païens avoient aussi quelque idée de cette nocturne (mystérieuse) Némésis, et avoient observé comme nous que les jugemens humains sont rarement d’accord avec les jugemens divins[3].

(Virgile). Nous vîmes tomber aussi Riphée le plus juste des Troyens et le plus religieux observateur des loix del’équité : mais les dieux en jugèrent autrement.

Némésis est représentée avec des ailes, à cause de ces changemens subits et imprévus qu’on observe dans les choses humaines car nous voyons que dans tous les temps, les personnages les plus distingués par leurs lumières et leur prudence, ont péri par les dangers mêmes qu’ils méprisoient le plus. Cicéron, par exemple, lorsque Décimus-Brutus l’avertit de se défier de la mauvaise foi d’Octave, et de son cœur ulcéré, ne lui fit d’autre réponse que celle-ci : Quant à moi, mon cher Brutus j’ai pour vous toute l’affection que vous méritez, et je vous sais gré d’avoir bien voulu que je fusse instruit de ces bagatelles que vous m’apprenez.

Cette couronne que porte Némésis, désigne l’effet ordinaire de la nature maligne et envieuse du vulgaire ; car, à la chute des personnages qui ont été longtemps fortunés et puissans à ses yeux, il triomphe et couronne Némésis[4]. Cette lance qu’elle tient de la main droite, se, rapporte à ceux qu’elle frappe et perce tout-à-coup. Quant à ceux qu’elle n’immole pas ainsi par une soudaine catastrophe, elle ne laisse pas de les avertir de se tenir sur leurs gardes, en leur montrant ce noir et sinistre attribut qui est dans son autre main[5]. Car, pour peu que les personnages élevés au plus haut point de prospérité soient encore capables de quelque réflexion elle leur présente sans cesse la sombre perspective de la mort, des maladies, des disgrâces, des perfidies de leurs amis, des embûches de leurs ennemis, de l’instabilité naturelle des choses, et mille autres objets affligeans, représentés par ces Éthiopiens renfermés dans sa fiole. Virgile ajoute à sa description de la bataille d’Actium, cette judicieuse réflexion. Au son du sistre Égyptien, elle (Cléopatre) appelle ses guerriers au centre de l’armée : elle ne regarde pas encore derrière elle, et ne voit pas ces deux serpens qui la menacent[6].

Mais, peu de temps après, de quelque côté qu’elle se tournât, elle voyoit devant elle des légions entières d’Ethiopiens. Une addition non moins ingénieuse du poète, inventeur de cette fable, c’est que Némésis a pour monture un cerf, animal très vivace. En effet ceux qui sont enlevés à la fleur de leur âge, peuvent prévenir, par cette mort prématurée, les coups de Némésis et lui échapper. Mais ceux dont la puissance et les prospérités ont été de très longue durée, sont, sans contredit, continuellement exposés à ses coups, et, pour ainsi dire, sous elle.

1. Intercedo ou veto, crioit un tribun du peuple à Rome ; et, à l’aide de ce mot, il annulloit l’arrêté des neuf autres. De même, en Angleterre, après que le parti de l’opposition, dans la chambre basse a combattu le sentiment des partisans du trône, et forcé ainsi l’assemblée à discuter le bill proposé, la chambre haute peut annuller le bill de la chambre des communes, en y opposant sa voix négative (qui ne se forme non plus qu’après une semblable discussion) ; et le roi peut aussi annuller le bill parlementaire en y opposant la sienne. Ainsi un bill n’a force de loi qu’après avoir été exposé au moins à trois propositions, et soumis à trois discussions ; ce qui rend les usurpations réciproques des deux chambres et du prince plus difficiles, en rendant les invasions des étrangers plus faciles ; comme le prouve toute l’histoire de l’Angleterre, conquise autant de fois qu’attaquée.

2. La Lande peut prédire avec assez de justesse les éclipses qui auront lieu dans mille ans ; mais il ne pourroit prédire la situation où il sera lui-même, que dis-je ? la pensée même qu’il aura dans une heure : il connoit et trace pour ainsi dire, la route que doivent parcourir ces globes innombrables roulant dans les déserts immenses de l’espace ; l’astre qu’il connaît le moins c’est celui qui vit dans son sein. Tout mortel puissant ou foible, savant ou ignorant, est sans cesse sur le bord d’un abîme et dans une situation semblable à celle du navigateur ; il n’y a entre lui et la mort qu’une planche déjà pourrie, ou qui pourrit d’heure en heure : tout veut vivre éternellement et tout passe comme un songe : hommes, planètes, soleils, tout périt, et l’univers même est mortel.

3. Voyez dans la vie de Paul-Émile par le bon Plutarque le discours que ce généreux et sage Romain prononça devant rassemblée du peuple, après la conquête de la Macédoine ; il se termine à peu près ainsi : Mon heureux passage en Macédoine me donna de premières craintes ; cent cinquante villes prises, et un puissant royaume conquis en quinze jours augmentèrent mes terreurs ; après ce retour si prompt et si facile en Italie elles furent au comble ; enfin la foudre est tombée : durant mon triomphe, la mort m’a enlevé mes deux fils ; me voilà seul dans ma maison : mais quelques disgraces nous étoient dues pour tant de prospérités, bénissons la providence des Dieux immortels, elle n’a frappé que moi, en épargnant la république.

4. Il lui semble que tous ceux qui se font un grand nom par leur génie ou leur courage, ne se distinguent qu’à ses dépens et en le pensant, il ne se trompe qu’à demi : le peuple n’admire que ce qu’il craint ; et, pour conquérir son admiration, on se voit obligé de le conquérir lui-même.

5. Ce double attribut, me paroit signifier que les uns succombent par un seul coup qui les perce, pour ainsi dire, d’outre en outre, et les autres par une suite de disgraces dont chacune est peu sensible, mais dont la somme équivaut à une grande, qu’elle réserve à tous les mortels ou un petit nombre de grands malheurs ou un grand nombre de petits.

6. Geminos angues ; ce qui peut signifier aussi que sa ruine, ou sa mort, eut lieu sous le signe des gemeaux.

Francis Bacon, De la sagesse des Anciens, traduction de La Salle

19. Deucalion, ou la restauration

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Les poëtes racontent que les anciens habitans de la terre ayant tous été submergés et détruits par le déluge universel, Deucalion et Pyrrha, qui étoient restés seuls, animés du désir de réparer la perte immense du genre humain desir louable en lui-même, et qui les a rendus justement célèbres l’oracle, qu’ils consultèrent à ce sujet, leur répondit, qu’ils ne pourroient parvenir à ce but, qu’en prenant les os de leur mère et en les jetant derrière eux : l’effet de cette étrange réponse fut d’abord de les affliger et de les jeter dans le découragement. Mais ensuite, en y réfléchissant plus mûrement, ils comprirent enfin que ces os dont parloit l’oracle, n’étoient autres que les pierres, qui sont, en quelque manière, les os de la terre, mère commune des mortels.

Cette fable dévoile un des plus profonds secrets de la nature, et est destinée à relever une des erreurs les plus communes parmi les hommes ; leurs idées étroites et superficielles sur la nature, font qu’ils se flattent de pouvoir restaurer entièrement et renouveller des composés, à l’aide de leurs parties putréfiées et de leurs débris à peu près comme le phénix renaît de ses cendres espoir d’autant plus trompeur, que les matières de cette espèce ayant déja achevé toute leur période, et, pour ainsi dire, fait leur temps, ne sont plus propres pour opérer des recompositions. Ainsi il faut, au contraire, revenir sur ses pas, et employer des principes (élémens) plus communs[1].

1. Les simples rudimens des composés des matières qui n’aient pas encore acquis des qualités aussi spécifiques que le sont celles des substances qui ont fait partie des composés déja dissous.

Francis Bacon, De la sagesse des Anciens, traduction de La Salle

18. Erichton, ou l’imposture

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Les poëtes feignent que Vulcain, étant amoureux de Minerve, tenta d’abord de la séduire mais qu’ensuite, emporté par la force de sa passion, il voulut lui faire violence ; et que, dans cette lutte même, il répandit sa semence sur la terre ce qui donna naissance à Erichton, enfant d’une forme extraordinaire ; ses parties supérieures étoient d’une grande beauté, mais ses cuisses ou ses jambes, extrêmement menues, avoient la forme d’une anguille ou d’un serpent. Honteux de cette difformité, et, voulant en dérober la connoissance à tout le monde, il introduisit l’usage des chars ; moyen qui, en effet, laissoit voir ce qu’il avoit de plus beau en cachant ce qu’il avoit de difforme.

Voici le sens de cette fable étrange et aussi monstrueuse que son sujet. Lorsque l’art, qui est ici représenté par le personnage de Vulcain (à cause de ce nombre infini d’opérations utiles qu’on ne peut faire que par le moyen du feu), fait, pour ainsi dire, violence à la nature (figurée dans cette fable par Minerve, à cause de l’intelligence qu’exigent ces opérations), rarement, dis-je, les efforts qu’il fait pour la vaincre et la dompter, Sont couronnés par le succès, et il n’atteint presque jamais à son but principal. Mais, à force d’essais et de tentatives (qu’on peut regarder comme une sorte de lutte), il parvient enfin à opérer quelques générations imparfaites et à former quelques nouveaux composés incohérens, agréables à la vue, mais qui ne remplissent qu’en partie l’objet principal, et qui, à cet égard, semblent clocher. Cependant les imposteurs et les charlatans, en ce genre, font un grand étalage de ces produits imparfaits de leur industrie dérobant aux spectateurs, à l’aide de certains prestiges, la connoissance de ce qui peut y manquer, et les montrent en tous lieux, d’un air triomphant, montés, pour ainsi dire, sur le char de leur vanité. C’est ce qu’on observe sur-tout par rapport aux résultats des opérations chymiques, et à certains genres de machines ou d’instrumens de nouvelle construction, ou de structure délicate ce qui doit paroître d’autant moins étonnant que la plupart des hommes, beaucoup plus occupés de pousser leur entreprise, ou d’arriver à leur but, que d’éviter les écarts et de corriger leurs erreurs, aiment mieux lutter avec la nature et lui faire violence, que mériter ses faveurs par une sage déférence et par une méthodique assiduité.

Francis Bacon, De la sagesse des Anciens, traduction de La Salle