Thucydide, L’épidémie d’Athènes (430-426)

Ils n’étaient encore que depuis peu de jours en Attique, quand l’épidémie se mit à sévir parmi les Athéniens ; et l’on racontait bien qu’auparavant déjà le mal s’était abattu en diverses régions, du côté de Lemnos entre autres, mais on n’avait nulle part souvenir de rien de tel comme fléau ni comme destruction de vies humaines. Rien n’y faisait, ni les médecins qui, soignant le mal pour la première fois, se trouvaient devant l’inconnu (et qui étaient même les plus nombreux à mourir, dans la mesure où ils approchaient le plus des malades), ni aucun autre moyen humain. De même, les supplications dans les sanctuaires, ou le recours aux oracles et autres possibilités de ce genre, tout restait inefficace : pour finir, ils y renoncèrent, s’abandonnant au mal.

XLVIII. Celui-ci fit, dit-on, sa première apparition en Éthiopie, dans la région située en arrière de l’Égypte ; puis il descendit en Égypte, en Libye et dans la plupart des territoires du grand roi. Athènes se vit frappée brusquement, et ce fut d’abord au Pirée que les gens furent touchés ; ils prétendirent même que les Péloponnésiens avaient empoisonné les puits (car il n’y avait pas encore de fontaines en cet endroit). Puis il atteignit la ville haute ; et, dès lors, le nombre de morts fut beaucoup plus grand. Je laisse à chacun – médecin et profane – le soin de dire son opinion sur la maladie, en indiquant d’où elle pouvait vraisemblablement provenir, et les causes qui, à ses yeux, expliquent de façon satisfaisante ce bouleversement, comme ayant été capables d’exercer une telle action. Pour moi, je dirai comment cette maladie se présentait ; les signes à observer pour pouvoir le mieux, si jamais elle se reproduisait, profiter d’un savoir préalable et n’être pas devant l’inconnu : voilà ce que j’exposerai – après avoir, en personne, souffert du mal, et avoir vu, en personne , d’autres gens atteints.

XLIX. Cette année-là, de l’aveu unanime, se trouvait, en fait, privilégiée par la rareté des autres indispositions ; mais les affections antérieures, quand il y en avait, finirent toutes par tourner à ce mal. En général, pourtant, rien ne lui fournissait de point de départ : il vous prenait soudainement, en pleine santé. On avait tout d’abord de fortes sensations de chaud dans la tête ; les yeux étaient rouges et enflammés ; au-dedans, le pharynx et la langue étaient à vif ; le souffle sortait irrégulier et fétide. Puis survenait, à la suite de ces premiers symptômes, l’éternuement et l’enrouement ; alors, en peut de temps, le mal descendait sur la poitrine, avec accompagnement de forte toux. Lorsqu’il se fixait sur le cœur, celui-ci en était retournée ; et il survenait des évacuations de bile, sous toutes les formes pour lesquelles les médecins ont des noms, cela avec des malaises terribles. La plupart des malades furent également pris de hoquets à vide, provoquant des spasmes violents : pour les uns, ce fut après l’atténuation de ces symptômes, pour les autres bien plus tard. Au contact externe, le corps n’était pas excessivement chaud ni non plus jaune ; il était seulement un peu rouge, d’aspect plombé, semé de petites phlyctènes et d’ulcérations ; mais, à l’intérieur, il brûlait tellement qu’on ne pouvait supporter le contact des draps ou des tissus les plus légers : on ne pouvait que rester nu ; et rien n’était tentant comme de se jeter dans une eau fraîche : beaucoup même, parmi ceux dont on ne s’occupait pas, le firent, en se laissant prendre, par une soif inextinguible, au fond des puits ; et que l’on bût beaucoup ou peu, le résultat était le même. À cela s’ajoutaient, de façon continue, l’impossibilité de trouver le repos et l’insomnie. Le corps, pendant la période active de la maladie, ne s’épuisait pas : il résistait de même de façon surprenante aux souffrances ; aussi deux cas se produisaient-ils : ou bien, et c’était le cas le plus fréquent, on mourait au bout de huit ou de six jours de ce feu intérieur, sans avoir perdu toutes ses forces ; ou bien, si l’on réchappait, la maladie descendait sur l’intestin, de fortes ulcérations s’y produisaient, en même temps que s’installait la diarrhée liquide ; et, en général, on mourait plus tard, de l’épuisement qui en résultait. En effet, le mal passait par toutes les parties du corps, en commençant par le haut, puisqu’il avait d’abord eu son siège dans la tête : si l’on survivait aux plus forts assauts, son effet se déclarait sur les extrémités. Il atteignait alors les parties sexuelles, ainsi que le bout des mains et des pieds : beaucoup ne réchappaient qu’en les perdant, certains, encore, en perdant la vue. Enfin, d’autres étaient victimes, au moment même de leur rétablissement, d’une amnésie complète : ils ne savaient plus qui ils étaient et ne reconnaissaient plus leurs proches.

Le caractère de cette maladie passa en effet toute expression : de façon générale, la dureté avec laquelle elle frappait chacun n’était plus à la mesure de l’homme et un détail révéla en particulier qu’elle était sans rapport avec les maux courants : c’est que les animaux susceptibles de manger la chair humaine, oiseaux ou quadrupèdes, malgré le nombre des cadavres laissés sans sépulture, ou bien n’en approchaient pas, ou bien s’ils y goûtaient, en mouraient. On en a la preuve, car, pour ce genre d’oiseaux, il disparut de façon sensible, et on n’en voyait pas, ni ainsi occupés ni autrement ; quant aux chiens, vivant près de l’homme, ils fournissaient mieux l’occasion d’observer ces effets.

Si l’on néglige bien d’autres singularités, qui se marquaient dans chaque cas et les distinguaient l’un de l’autre, telle était donc, dans l’ensemble, la forme de la maladie. Et aucune des maladies habituelles ne sévissait parallèlement au cours de cette période : y avait-il quelque atteinte, c’est ainsi que tout finissait. Les gens mouraient, les uns faute de secours, les autres au milieu de tous les soins possibles ; il n’y avait, peut-on dire, pas un seul remède déterminé que l’on pût employer utilement, car ce qui était bon pour l’un était justement nuisible pour un autre ; enfin aucune constitution ne se révéla réfractaire au mal, qu’on la prît robuste ou faible : il vous emportait sans distinction, en dépit de tous les régimes suivis. Mais le pire, dans ce mal, était d’abord le découragement qui vous frappait quand on se sentait atteint (l’esprit passant d’emblée au désespoir, on se laissait bien plus aller, sans réagir) ; c’était aussi la contagion, qui se communiquait au cours des soins mutuels et semait la mort comme dans un troupeau : c’est là ce qui faisait le plus de victimes. Si, par crainte, les gens refusaient de s’approcher les uns des autres, ils périssaient dans l’abandon, et bien des maisons furent ainsi vidées, faute de quelqu’un pour donner ses soins ; mais, s’ils s’approchaient, le mal les terrassait, surtout ceux qui prétendaient à quelque générosité, et qui, par respect humain, entraient, sans regarder à leur vie, auprès de leurs amis ; aussi bien, les proches eux-mêmes, pour finir, n’avaient seulement plus la force de pleurer ceux qui s’en allaient : l’ampleur du mal triomphait d’eux. Ceux pourtant, qui en avaient réchappé montraient, envers mourants et malades, une pitié plus grande, car ils connaissaient d’avance les symptômes, tout en n’ayant plus de craintes personnelles ; en effet, on n’était pas atteint une seconde fois d’une façon qui fût mortelle. Aussi leur sort semblait-il enviable au autres et à eux-mêmes, dans l’allégresse du moment, s’attachaient plus ou moins à l’espoir frivole qu’à l’avenir non plus une autre maladie ne pourrait pas davantage arriver à les terrasser.

Ce qui contribua à les éprouver, en ajoutant aux souffrances de ce mal, fut le rassemblement effectué des campagnes vers la ville : il éprouva surtout les réfugiés. En effet, comme il n’y avait pas de maisons et que les gens vivaient dans des cabanes que la saison rendait étouffantes, le fléau sévissait en plein désordre : des corps gisaient, au moment de mourir, les uns sur les autres ; il y en avait qui se roulaient par terre, à demi morts, sur les chemins et vers toutes les fontaines, mus par le désir de l’eau. Les lieux sacrés où l’on campait étaient pleins de cadavres, car on mourait sur place : devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir, cessèrent de rien respecter, soit de divin, soit d’humain. C’est ainsi que furent bouleversés tous les usages observés auparavant pour les sépultures : chacun ensevelissait comme il pouvait ; et beaucoup eurent recours à des modes de funérailles scandaleux, car ils manquaient du nécessaire, tant ils avaient déjà eu de morts autour d’eux ; alors, ils profitaient de ce que d’autres avaient déjà dressé un bûcher et, ou bien ils y plaçaient leur mort les premiers, et allumaient du feu, ou bien, tandis qu’un corps se consumait, ils jetaient dessus celui qu’ils portaient et disparaissaient.

D’une façon générale, la maladie fut, dans la cité, à l’origine d’un désordre moral croissant. L’on était plus facilement audacieux pour ce à quoi auparavant, l’on ne s’adonnait qu’en cachette : on voyait trop de retournements brusques, faisant que des hommes prospères mouraient tout à coup et que des hommes hier sans ressources héritaient aussitôt de leurs biens. Aussi fallait-il aux gens des satisfactions rapides, tendant à leur plaisir, car leurs personnes comme leurs biens étaient, à leurs yeux, sans lendemain. Peiner à l’avance pour un but jugé beau n’inspirait aucun zèle à personne, car on se disait que l’on ne pouvait savoir si, avant d’y parvenir, on ne serait pas mort : l’agrément immédiat et tout ce qui, quelle qu’en fût l’origine, pouvait avantageusement y contribuer, voilà ce qui prit la place du beau et de l’utile. Crainte des dieux ou loi des hommes, rien ne les arrêtait : d’une part, on jugeait égal de se montrer pieux ou non, puisque l’on voyait tout le monde périr semblablement, et, en cas d’actes criminels, personne ne s’attendait à vivre assez pour que le jugement eût lieu et qu’on eût à subir sa peine : autrement lourde était la menace de celle à laquelle on était déjà condamné ; et, avant de la voir s’abattre, on trouvait bien normal de profiter un peu de la vie.

Tel était le malheur qui avait frappé Athènes de façon si douloureuse : elle avait des hommes qui mouraient au dedans, et à l’extérieur, un territoire mis au pillage. Dans cette épreuve, les gens rappelaient naturellement des souvenirs, évoquant le vers qu’au dire des plus âgés on récitait autrefois : « On verra arriver la guerre dorienne, et avec elle l’épidémie. » En fait, il y eut désaccord : le mot figurant autrefois dans le vers n’aurait pas été « épidémie », mais « disette » ; pourtant l’avis qui, naturellement, prévalut fut en l’occurrence que le mot était « épidémie ». Les gens réglaient, en effet, leurs souvenirs sur ce qui leur arrivait ; et si, j’imagine, il se présente jamais une autre guerre dorienne après celle-ci et qu’il se trouve y avoir disette, c’est naturellement sous cette forme que l’on fera la citation. — On évoqua aussi, chez les gens au courant, l’oracle rendu aux Lacédémoniens, quand ils avaient demandé au dieu s’ils devaient faire la guerre : il avait répondu que, s’ils la faisaient avec énergie, ils auraient la victoire ; et il avait promis de prêter lui-même son appui. En ce qui concerne l’oracle, on trouvait donc dans les événements une confirmation ; en fait, l’épidémie avait commencé sitôt l’invasion péloponnésienne en cours ; elle ne gagne pas le Péloponnèse de façon qui mérite d’être mentionnée : elle envahit principalement Athènes, et, après elle, les parties les plus peuplées des autres régions. — Voilà pour ce qui concerne l’épidémie.


Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, traduction de Romilly, Paris 1990, 270-275