Von Humboldt, La contemplation de la nature

La nature, considérée rationnellement, c’est-à-dire soumise dans son ensemble au travail de la pensée, est l’unité dans la diversité des phénomènes, l’harmonie entre les choses créées dissemblables par leur forme, par leur constitution propre, par les forces qui les animent ; c’est le tout (τό πάν) pénétré d’un souffle de vie. Le résultat le plus important d’une étude rationnelle de la nature est de saisir l’unité et l’harmonie dans cet immense assemblage de choses et de forces, d’embrasser avec une même ardeur ce qui est dû aux découvertes des siècles écoulés et à celles du temps où nous vivons, d’analyser le détail des phénomènes sans succomber sous leur masse. Dans cette voie, il est donné à l’homme, en se montrant digne de sa haute destinée, de comprendre la nature, de dévoiler quelques-uns de ses secrets, de soumettre aux efforts de la pensée, aux conquêtes de l’intelligence, ce qui a été recueilli par l’observation.

En réfléchissant sur les différens degrés de jouissances que fait naître la contemplation de la nature, nous trouvons qu’au premier degré doit être placée une impression entièrement indépendante de la connaissance intime des phénomènes physiques, indépendante aussi du caractère individuel du paysage, de la physionomie de la contrée qui nous environne. Partout où, dans une plaine monotone et formant horizon, des plantes d’une même espèce (des bruyères, des cistes ou des graminées) couvrent le sol, partout où les vagues de la mer baignent le rivage et font reconnaître leurs traces par des stries verdoyantes d’ulva et de varech flottant, le sentiment de la nature grande et libre saisit notre ame et nous révèle, comme par une mystérieuse inspiration, qu’il existe des lois qui règlent les forces de l’univers. Le simple contact de l’homme avec la nature, cette influence du grand air (ou, comme disent d’autres langues par une expression plus belle, de l’air libre), exercent un pouvoir calmant : ils adoucissent la douleur et apaisent les passions quand l’ame est agitée dans ses profondeurs. Ces bienfaits, l’homme les reçoit partout, quelle que soit la zone qu’il habite, quel que soit le degré de culture intellectuelle auquel il s’est élevé. Ce que les impressions que nous signalons ici ont de grave et de solennel, elles le tiennent du pressentiment de l’ordre et des lois, qui naît à notre insu du simple contact avec la nature ; elles le tiennent du contraste qu’offrent les limites étroites de notre être avec cette image de l’infini qui se révèle partout, dans la voûte étoilée du ciel, dans une plaine qui s’étend à perte de vue, dans l’horizon brumeux de l’océan.

Une autre jouissance est celle que produit le caractère individuel du paysage, la configuration de la surface du globe dans une région déterminée. Des impressions de ce genre sont plus vives, mieux définies, plus conformes à certaines situations de l’ame. Tantôt c’est la grandeur des masses, la lutte des élémens déchaînés ou la triste nudité des steppes qui excitent nos émotions ; tantôt, sous l’inspiration de sentimens plus doux, c’est l’aspect des champs qui portent de riches moissons, c’est l’habitation de l’homme au bord du torrent, la sauvage fécondité du sol vaincu par la charrue. Nous insistons moins ici sur les degrés de force qui distinguent les émotions que sur les différences de sensations qu’excite le caractère du paysage, et auxquelles ce caractère donne du charme et de la durée.

S’il m’était permis de m’abandonner aux souvenirs de courses lointaines, je signalerais, parmi les jouissances que présentent les grandes scènes de la nature, le calme et la majesté de ces nuits tropicales, lorsque les étoiles, dépourvues de scintillation, versent une douce lumière planétaire sur la surface mollement agitée de l’océan ; je rappellerais ces vallées profondes des Cordilières, où les troncs élancés des palmiers, agitant leurs flèches panachées, percent les voûtes végétales, et forment, en longues colonnades, une forêt sur la forêt ; je décrirais le sommet du pic de Ténériffe, lorsqu’une couche horizontale de nuages, éblouissante de blancheur, sépare le cône des cendres de la plaine inférieure, et que subitement, par l’effet d’un courant ascendant, du bord même du cratère, l’œil peut plonger sur les vignes de l’Orotava, les jardins d’orangers et les groupes touffus des bananiers du littoral. Dans ces scènes, je le répète, ce n’est plus le charme paisible uniformément répandu dans la nature qui nous émeut, c’est la physionomie du sol, sa configuration propre, le mélange incertain du contour des nuages, de la forme des îles voisines, de l’horizon, de la mer étendue comme une glace ou enveloppée d’une vapeur matinale. Tout ce que les sens ne saisissent qu’à peine, ce que les sites romantiques présentent de plus effrayant, peut devenir une source de jouissances pour l’homme ; son imagination y trouve de quoi exercer librement un pouvoir créateur. Dans le vague des sensations, les impressions changent avec les mouvemens de l’ame, et, par une douce et facile déception, nous croyons recevoir du monde extérieur ce qu’idéalement nous y avons déposé à notre insu.

Lorsqu’après une longue navigation, éloignés de la patrie, nous débarquons pour la première fois sur une terre des tropiques, nous sommes agréablement surpris de reconnaître dans les rochers qui nous environnent ces mêmes schistes inclinés, ces mêmes basaltes en colonnes, recouverts d’amygdaloïdes cellulaires, que nous venons de quitter sur le sol européen, et dont l’identité, dans des zones si diverses, nous rappelle que la croûte de la terre, en se solidifiant, est restée indépendante de l’influence des climats. Mais ces masses rocheuses de schiste et de basalte se trouvent couvertes de végétaux d’un port qui nous surprend, d’une physionomie inconnue. C’est là qu’entourés de formes colossales et de la majesté d’une flore exotique, nous éprouvons comment, par la merveilleuse flexibilité de notre nature, l’ame s’ouvre facilement aux impressions qui ont entre elles une analogie secrète. Nous nous représentons si étroitement uni tout ce qui tient à la vie organique, que, si l’aspect d’une végétation semblable à celle du pays natal paraît devoir charmer nos yeux de préférence, comme le fait pour notre oreille, dans sa douce familiarité, l’idiome de la patrie, nous nous sentons néanmoins naturalisés peu à peu dans ces climats nouveaux. Citoyen du monde, l’homme en tout lieu se fait à ce qui l’environne. A quelques plantes des régions lointaines, le colon applique des noms qu’il importe de la mère-patrie comme un souvenir dont il redouterait la perte. Par les mystérieux rapports qui existent entre les différens types de l’organisation, les formes végétales exotiques se présentent à sa pensée comme embellies par l’image de celles qui ont entouré son berceau. C’est ainsi que l’affinité des sensations conduit au même but qu’atteint plus tard la comparaison laborieuse des faits, à la persuasion intime qu’un seul et indestructible nœud enchaîne la nature entière.

La tentative de décomposer en ses élémens divers la magie du monde physique est pleine de témérité, car le grand caractère d’un paysage et de toute scène imposante de la nature dépend de la simultanéité des idées et des sentimens qui se trouvent excités dans l’observateur. La puissance de la nature se révèle, pour ainsi dire, dans la connexité des impressions, dans cette unité d’émotions et d’effets se produisant en quelque sorte d’un seul coup. Si l’on veut indiquer leurs sources partielles, il faut descendre par l’analyse à l’individualité des formes et à la diversité des forces. Les élémens les plus variés et les plus riches de ce genre de travail s’offrent aux yeux des voyageurs dans le paysage de l’Asie australe, dans le grand archipel de l’Inde, et surtout dans le nouveau continent, là où les sommets des hautes Cordilières forment les bas-fonds de l’océan aérien, et où les mêmes forces souterraines qui jadis ont soulevé la chaîne de ces montagnes les ébranlent encore de nos jours et menacent de les engloutir.

Les tableaux de la nature ne sont pas uniquement faits pour plaire à l’imagination ; ils peuvent aussi, lorsqu’on les rapproche les uns des autres, signaler ces gradations d’impressions que nous venons d’indiquer, depuis l’uniformité du littoral ou des steppes nues de la Sibérie jusqu’à l’inépuisable fécondité de la zone torride.

Alexandre de Humboldt, De l’étude et de la contemplation de la nature