Hobbes, Le droit naturel

Tous les auteurs demeurent d’accord en ce point, que la loi de nature est la même que la loi morale. Voyons quelles sont les raisons qui prouvent cette vérité. Il faut donc savoir que ces termes de bien et de mal sont des noms imposés aux choses, afin de témoigner le désir ou l’aversion de ceux qui leur donnent ce titre. Or les appétits des hommes sont très divers, suivant que leurs tempéraments, leurs coutumes, et leurs opinions se rencontrent divers ; comme il est tout manifeste aux choses qui tombent sous les sens, sous le goût, sous l’odorat, ou l’attouchement ; mais encore plus en celles qui appartiennent aux actions communes de la vie, en laquelle ce que l’un loue et nomme bon, l’autre le blâme et le tient pour mauvais ; voire, le même homme en divers temps approuve le plus souvent, et condamne la même chose. Mais de cette discordance il est nécessaire qu’il arrive des dissensions, des querelles et des batteries.

Les hommes donc demeurent en l’état de guerre, tandis qu’ils mesurent diversement le bien et le mal, suivant la diversité des appétits qui domine en eux. Et il n’y en a aucun qui ne reconnaisse aisément que cet état-là, dans lequel il se voit, est mauvais, et par conséquent que la paix est une bonne chose. Ceux donc qui ne pouvaient pas convenir touchant un bien présent, conviennent en ce qui est d’un autre à venir ; ce qui est un effet de la ratiocination : car les choses présentes tombent sous les sens, mais les choses futures ne se conçoivent que par le raisonnement. De sorte que la raison nous dictant que la paix est une chose désirable, il s’ensuit que tous les moyens qui y conduisent ont la même qualité, et qu’ainsi la modestie, l’équité, la fidélité, l’humanité, la clémence (que nous avons démontrées nécessaires à la paix) sont des vertus et des habitudes qui composent les bonnes moeurs. Je conclus donc que la loi de nature commande les bonnes moeurs et la vertu, en ce qu’elle ordonne d’embrasser les moyens de la paix, et qu’à juste titre elle doit être nommée loi morale.

Thomas Hobbes, Le Citoyen, chap. III, § 31, traduction Sorbière

Le DROIT DE NATURE, que les écrivains politiques appellent communément jus naturale, est la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce qu’il concevra être le meilleur moyen adapté à cette fin.

Par LIBERTÉ j’entends l’absence d’entraves extérieures, entraves qui, souvent, peuvent détourner une part de la puissance de faire ce que l’on voudrait, sans pourtant pouvoir empêcher l’usage de la puissance restante, conformément à ce que dictent notre jugement et notre raison.

Une LOI DE NATURE (lex naturalis) est un précepte, ou une règle générale trouvée par la raison selon laquelle chacun a l’interdiction de faire ce qui détruit sa vie, ou qui le prive des moyens de la préserver, et de négliger de faire ce par quoi il pense qu’elle serait le mieux préservée.

En effet, et bien que ceux qui écrivent sur ce sujet aient l’habitude de confondre jus et lex (droit et loi), il est néanmoins nécessaire de les distinguer, parce que le DROIT consiste en la liberté de faire ou de ne pas faire, alors que la LOI détermine et contraint dans un sens ou dans l’autre, en sorte que la loi et le droit diffèrent autant que l’obligation et la liberté, et se contredisent s’ils sont appliqués à un même objet.

Parce que la condition humaine est un état de guerre de tous contre tous, où chacun est gouverné par sa propre raison, et parce qu’il n’y a rien dont on ne puisse faire usage contre ses ennemis, qui ne soit de quelques secours pour se maintenir en vie, il s’ensuit que, au sein d’un tel état, chacun a droit sur tout chose, y compris sur le corps des autres. Et donc, aussi longtemps que perdure ce droit naturel de chacun sur toute chose, il ne saurait y avoir de sécurité permettant à quiconque (si fort et avisé qu’il soit) de vivre tout le temps que la nature alloue ordinairement pour la vie. Par conséquent, c’est un précepte et une règle générale de la raison que chacun doit s’efforcer à la paix aussi longtemps qu’il a l’espoir de l’atteindre, et, quand il ne peut l’atteindre, qu’il peut chercher et utiliser tous les secours et les avantages de la guerre. La première partie de cette règle contient la première et fondamentale loi de nature, qui est : chercher la paix et la maintenir ; la seconde, le résumé du droit de nature, qui est : nous défendre nous-mêmes par tous les moyens possibles.

À partir de cette loi de nature fondamentale, selon laquelle il est ordonné aux humains de s’efforcer à la paix, on déduit cette seconde loi de nature : que ce soit la volonté de chacun, si c’est également celle de tous les autres, aussi longtemps qu’il le pensera nécessaire à la paix et à sa propre défense, d’abandonner ce droit sur toute chose, et qu’il soit satisfait de disposer d’autant de liberté à l’égard des autres que les autres en disposent à l’égard de lui-même. En effet, aussi longtemps que tout un chacun a ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous les hommes sont dans l’état de guerre. Mais si les autres n’abandonnent pas leur droit, comme il le fait lui-même alors il n’y a aucune raison pour qui que ce soit de renoncer au sien, car ce serait s’exposer à être une proie (et à cela personne n’est tenu) au lieu de disposer à la paix.

Thomas Hobbes, Léviathan, livre I, § 14, traduction Mairet