D’Holbach, Douter

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« Si douter de tout est un signe de folie, ne douter de rien est le signe d’une extravagance orgueilleuse. La vraie sagesse détrompée par l’expérience se défie de ses forces, et ne cesse de douter que lorsqu’elle voit la certitude et l’évidence. […]

On blâme avec raison un scepticisme qui affecte de ne rien savoir, de n’être sûr de rien, de jeter du doute sur toutes les questions. Dès que nous serons raisonnables, nous saurons distinguer les choses sur lesquelles nous devons douter de celles dont nous pouvons acquérir la certitude. Ainsi, ne doutons point des vérités évidentes que tous nos sens s’accordent à nous montrer, que le témoignage du genre humain nous confirme, que des expériences invariables constatent à tout moment pour nous. Ne doutons point de notre existence propre ; ne doutons point de nos sensations constantes et réitérées ; ne doutons point de l’existence du plaisir et de la douleur ; ne doutons point que l’un ne nous plaise et l’autre ne nous déplaise ; par conséquent ne doutons point de l’existence de la vertu, si nécessaire à notre être et au soutien de la société ; ne doutons pas que cette vertu ne soit préférable au vice qui détruit cette société, et au crime qui la trouble ; ne doutons point que le despotisme ne soit un fléau pour les États et que la liberté affermie par les Lois ne soit un bien pour eux ; ne doutons point que l’union et la paix ne soient des biens réels, et que l’intolérance, le zèle, le fanatisme religieux ne soient des maux réels, qui dureront aussi longtemps que les peuples seront superstitieux.

S’il n’est point permis à des êtres raisonnables de douter des vérités qui leur sont démontrées par l’expérience de tous les siècles, il leur est permis d’ignorer et de douter de la réalité des objets qu’aucun de leurs sens ne leur a jamais fait connaître ; qu’ils en doutent surtout quand les rapports qu’on leur en fait seront remplis de contradictions et d’absurdités ; quand les qualités qu’on leur assignera se détruiront réciproquement, quand malgré tous les efforts de l’esprit il sera toujours impossible de s’en former la moindre idée. Qu’il nous soit donc permis de douter de ces dogmes théologiques, de ces mystères ineffables, incompréhensibles même pour ceux qui les annoncent ; doutons de la nécessité de ces cultes si contraires à la raison ; osons douter des révélations prétendues, des préceptes révoltants, des histoires si peu probables que des Prêtres intéressés débitent aux nations pour des vérités constantes. Doutons des titres de la mission de ces imposteurs qui nous parlent toujours au nom d’une divinité qu’ils avouent ne point connaître. Doutons de l’utilité de ces religions qui ne se sont illustrées que par les maux dont elles ont accablé le genre humain. Doutons des principes de ces Théologiens impérieux qui ne furent jamais d’accord entre eux, sinon pour égarer les peuples et faire naître partout des querelles et des combats. Doutons de la réalité de ces vertus divines et surnaturelles qui rendent les hommes engourdis, inutiles et nuisibles, et qui leur font attendre dans le ciel la récompense du mal qu’ils se seront faits à eux-mêmes ici-bas, ou qu’ils auront fait aux autres. L’inutilité et les dangers des préjugés religieux ne peuvent être douteux que pour ceux qui jamais n’en ont envisagé les conséquences fatales ou qui refusent de se rendre à l’expérience de tous les âges.
On voit donc que le scepticisme philosophique a des bornes fixées par la raison. »

Paul-Henri Thiry D’Holbach, Essai sur les préjugés, chapitre XI