Bacon, Les fantômes de l’esprit humain

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XXXIX. Ces fantômes qui obsèdent l’esprit humain, nous avons cru devoir (pour nous faire mieux entendre) les distinguer par les quatre dénominations suivantes : la première espèce, ce sont les fantômes de race ; la seconde, les fantômes de l’antre ; la troisième, les fantômes de la place publique ; la quatrième, les fantômes de théâtre.

XL. Quoique le plus sûr moyen pour bannir à perpétuité tous ces fantômes soit de ne former les notions et les axiomes que d’après les règles de la véritable induction, l’indication de ces fantômes ne laisse pas d’être d’une grande utilité ; car la doctrine qui a pour objet ces fantômes est à l’interprétation de la nature ce que la doctrine qui a pour objet les sophismes est à la dialectique ordinaire.

Fantômes de race 

XLI. Les fantômes de race ont leur source dans la nature même de l’homme ; c’est un mal inhérent à la race humaine, un vrai mal de famille, car rien n’est plus dénué de fondement que ce principe : « Le sens humain est la mesure de toutes les choses. » Il faut dire au contraire que toutes les perceptions, soit des sens, soit de l’esprit, ne sont que des relations à l’homme, et non des relations à l’univers. L’entendement humain, semblable à un miroir faux, fléchissant les rayons qui jaillissent des objets, et mêlant sa propre nature à celle des choses, gâte, tord, pour ainsi dire, et défigure toutes les images qu’il réfléchit.

Fantômes de l’antre

XLII. Les fantômes de l’antre sont ceux de l’homme individuel ; car, outre les aberrations de la nature humaine prise en général, chaque homme a une sorte de caverne, d’antre individuel, qui rompt et corrompt la lumière naturelle, en vertu de différentes causes, telles que : la nature propre et particulière de chaque individu, l’éducation, les conversations, les lectures, les sociétés, l’autorité des personnes qu’on admire et qu’on respecte, enfin la diversité des impressions que peuvent faire les mêmes choses, selon qu’elles rencontrent un esprit préoccupé et déjà vivement affecté par d’autres objets, ou qu’elles trouvent un esprit tranquille et reposé ; en sorte que, rien n’étant plus inégal, plus variable, plus irrégulier que la disposition naturelle de l’esprit humain, considéré dans les divers individus, ses opérations spontanées sont presque entièrement le produit du hasard. Et c’est ce qui a donné lieu à cette observation si juste d’Héraclite : « Les hommes vont cherchant les sciences dans leurs petits mondes particuliers, et non dans le monde universel, c’est-à-dire dans le monde commun à tous. »

Fantômes de la place publique

XLIII. Il est aussi des fantômes de convention et de société que nous appelons fantômes de la place publique, et dont la source est la communication qui s’établit entre les différentes familles du genre humain. C’est à ce commerce même, et aux associations de toute espèce, que fait allusion le nom par lequel nous les désignons, car les hommes s’associent par les discours ; et les noms qu’on impose aux différents objets d’échange, on les proportionne à l’intelligence des moindres esprits. De là tant de nomenclatures inexactes, d’expressions impropres qui font obstacle aux opérations de l’esprit : et c’est en vain que les savants, pour prévenir ou lever les équivoques, multiplient les définitions et les explications ; rien de plus insuffisant qu’un tel remède ; quoi qu’ils puissent faire, ces mots font violence à l’entendement, et troublent tout en précipitant les hommes dans de stériles et innombrables disputes.

Fantômes de théâtre

XLIV. Il est enfin des fantômes originaires des dogmes dont les diverses philosophies sont composées, et qui, de là, sont venus s’établir dans les esprits. Ces derniers, nous les appelons fantômes de théâtre : car tous ces systèmes de philosophie, qui ont été successivement inventés et adoptés, sont comme autant de pièces de théâtre que les divers philosophes ont mises au jour, et sont venus jouer chacun à leur tour ; pièces qui présentent à nos regards autant de mondes imaginaires et vraiment faits pour la scène. Nous ne parlons pas seulement ici des opinions philosophiques et des sectes qui ont régné autrefois, mais en général de toutes celles qui ont pu ou peuvent encore exister, attendu qu’il est encore assez facile de composer une infinité d’autres pièces du même genre, les erreurs les plus opposées ayant presque toujours des causes semblables. Et, ce que nous disons, il ne faut pas l’entendre seulement des systèmes pris en totalité, mais même d’une infinité de principes et d’axiomes reçus dans les sciences ; principes que la crédulité, en les adoptant sans examen et les transmettant de bouche en bouche, a accrédités. Mais nous allons traiter plus amplement et plus en détail de ces diverses espèces de fantômes, afin d’en garantir plus sûrement l’esprit humain.

XLV. L’entendement humain, en vertu de sa constitution naturelle, n’est que trop porté à supposer dans les choses plus d’uniformité, d’ordre et de régularité qu’il ne s’y en trouve en effet ; et quoiqu’il y ait dans la nature une infinité de choses extrêmement différentes de toutes les autres, et uniques en leur espèce, il ne laisse pas d’imaginer un parallélisme, des analogies, des correspondances et des rapports qui n’ont aucune réalité. De là cette supposition chimérique que tous les corps célestes décrivent des cercles parfaits, espèce de conte physique qu’on n’a adopté qu’en rejetant tout à fait les lignes spirales et les dragons (aux noms près, qu’on a conservés) ; de là aussi celle du feu élémentaire et de sa forme orbiculaire, laquelle n’a été introduite que pour faire, en quelque manière, la partie carrée (le quadrille) avec les trois autres éléments qui tombent sous le sens. On a été encore plus loin ; on a imaginé je ne sais quelle proportion ou progression décuple, qu’on attribue à ce qu’on appelle les éléments, supposant que leur densité va croissant dans ce rapport, et mille autres rêves de cette espèce. Or, les inconvénients de cette promptitude à faire des suppositions ne se font pas seulement sentir dans les opinions, mais même dans les notions simples et élémentaires : elle falsifie tout.

XLVI. L’entendement, une fois familiarisé avec certaines idées qui lui plaisent, soit comme généralement reçues, soit comme agréables en elles-mêmes, s’y attache obstinément ; il ramène tout à ces idées de prédilection ; il veut que tout s’accorde avec elles ; il les fait juge de tout ; et les faits qui contredisent ces opinions favorites ont beau se présenter en foule, ils ne peuvent les ébranler dans son esprit ; ou il n’aperçoit point ces faits, ou il les dédaigne, ou il s’en débarrasse à l’aide de quelques frivoles distinctions, ne souffrant jamais qu’on manque de respect à ces premières maximes qu’il s’est faites. Elles sont pour lui comme sacrées et inviolables ; genre de préjugés qui a les plus pernicieuses conséquences. C’était donc une réponse fort judicieuse que celle de cet ancien qui, voyant suspendus dans un temple des portraits de navigateurs qui, ayant fait un vœu durant la tempête, s’en étaient acquittés après avoir échappé au naufrage, et pressé par cette question de certains dévots : « Hé bien, reconnaissez-vous actuellement qu’il y a des dieux ? » répondit sans hésiter : « À la bonne heure ! Mais montrez-nous aussi les portraits de ceux qui, ayant fait un vœu, n’ont pas laissé de périr. » Il en faut dire autant de toutes les opinions ou pratiques superstitieuses, telles que les rêves de l’astrologie judiciaire, les interprétations de songes, les présages, les némésis et autres. Les hommes infatués de ces chimères ont grand soin de remarquer les événements qui cadrent avec la prédiction ; mais quand la prophétie tombe à faux, ce qui arrive le plus souvent, ils ne daignent pas même y faire attention. Ce genre de préjugés serpente et s’insinue encore plus subtilement dans les sciences et la philosophie ; là, ce dont on est une fois engoué tire tout à soi et donne sa teinte à tout le reste, même à ce qui en soi-même a plus de vérité et de solidité. Je dis plus : abstraction faite de cet engouement et de ces puériles préventions, c’est une illusion propre et inhérente à l’esprit humain d’être plus affecté et plus entraîné par les preuves affirmatives que par les négatives, quoique, suivant la raison, il dût se prêter également aux unes et aux autres. On peut même tenir pour certain qu’au contraire, lorsqu’il est question d’établir ou de vérifier un axiome, l’exemple négatif a beaucoup plus de poids.

XLVII. Ce qui remue le plus fortement l’entendement humain, c’est ce que l’esprit conçoit aisément et qui le frappe aussitôt ; en un mot, ce qui se lie aisément aux idées dont l’imagination est déjà remplie et même enflée. Quant aux autres idées, par l’effet naturel d’une prévention dont il ne s’aperçoit pas lui-même. Il les façonne, il les suppose tout à fait semblables à celles dont il a l’esprit obsédé : mais faut-il passer rapidement de ces idées si familières à des faits très-éloignés et très-différents de ceux qu’il connaît, genre de faits qui sont, pour les axiomes, comme l’épreuve du feu ; l’esprit ne se traîne plus qu’avec peine, et ne peut franchir cette grande distance, à moins qu’on ne lui fasse violence à cet égard, et qu’il n’y soit forcé par la plus impérieuse nécessité.

XLVIII. L’entendement humain ne sait point s’arrêter et semble haïr le repos ; il veut aller toujours en avant, et trop souvent c’est en vain qu’il le veut. Par exemple, on a beau vouloir imaginer les extrémités de l’univers, on n’en peut venir à bout ; et quelques limites qu’on y veuille supposer, on conçoit toujours quelque chose au delà. Il n’est pas plus facile d’imaginer comment l’éternité a pu s’écouler jusqu’à ce jour ; car cette distinction qu’on fait ordinairement d’un infini a parte ante, et d’un infini a parte post, est tout à fait insoutenable. De cette double opposition il s’ensuivrait qu’il existe un infini plus grand qu’un autre infini, que l’infini peut s’épuiser, qu’il tend au fini, etc. Telle est aussi la subtile recherche qui a pour objet la divisibilité de certaines lignes à l’infini, recherche qui fait bien sentir à l’esprit sa faiblesse. Mais cette faiblesse se fait sentir d’une manière tout autrement préjudiciable dans la recherche des causes : car, quoique les faits les plus généraux de la nature doivent seulement être constatés, et donnés comme tels, et que la cause en soit insaisissable, néanmoins l’entendement humain, qui ne sait point s’arrêter, demande encore quelque chose de plus connu pour les expliquer ; mais alors, pour avoir voulu aller trop loin, il retombe dans ce qui le touche de trop près, dans les causes finales, qui tiennent infiniment plus à la nature de l’homme qu’à celle de l’univers. C’est de cette source qu’ont découlé tant de préjugés dont la philosophie est infectée ; et c’est également le propre d’un esprit superficiel et peu philosophique de demander la cause des faits les plus généraux, et de ne rien faire pour connaître celle des faits inférieurs et subordonnés à ceux-là.

XLIX. L’œil de l’entendement humain n’est point un œil sec, mais au contraire un œil humecté par les passions et la volonté ; ce qui enfante des sciences arbitraires et toutes de fantaisie, car plus l’homme souhaite qu’une opinion soit vraie, plus il la croit aisément. Il rejette donc les choses difficiles parce qu’il se lasse bientôt d’étudier, les opinions modérées parce qu’elles rétrécissent le cercle de ses espérances, les profondeurs de la nature parce que la superstition lui interdit ces sortes de recherches, la lumière de l’expérience par mépris, par orgueil, et de peur de paraître occuper son esprit de choses basses et périssables, les paradoxes parce qu’il redoute l’opinion du grand nombre. Enfin c’est en mille manières, quelquefois imperceptibles, que les passions modifient l’entendement humain, en teignent, pour ainsi dire, et en pénètrent toute la substance.

L. Mais le plus grand obstacle et la plus grande aberration de l’entendement humain a pour cause la stupeur, l’incompétence et les illusions des sens. Nous sommes constitués de manière que les choses qui frappent immédiatement nos sens l’emportent dans notre esprit sur celles qui ne les frappent que médiatement, quoique ces dernières méritent la préférence. Ainsi, dès que notre œil est en défaut, toutes nos réflexions cessent à l’instant ; on n’observe que peu ou point les choses invisibles. Aussi toutes les actions si diversifiées qu’exercent les esprits renfermes dans les corps tangibles ont-elles échappé aux hommes, et leur sont-elles entièrement inconnues, car lorsque quelque transformation imperceptible a lieu dans les parties de composés assez grossiers (genre de changement qu’on désigne communément par le mot d’altération, quoiqu’au fond ce ne soit qu’un mouvement de transport qui a lieu dans les plus petites parties), la manière dont s’opère ce changement est également inconnue. Cependant, si ces deux sujets là ne sont bien éclaircis et mis dans le plus grand jour, ne nous flattons pas qu’il soit possible de faire rien de grand dans la nature, quant a l’exécution. Et ce n’est pas toute la nature de l’air commun, et de toutes les substances dont la densité est encore moindre (et combien n’en est-il pas), cette nature, dis-je, n’est pas mieux connue, car le sens est par soi-même quelque chose de bien faible, de bien trompeur, et tous les instruments que nous employons, soit pour aiguiser nos sens, soit pour en étendre la portée, ne remplissent qu’imparfaitement ce double objet. Mais toute véritable interprétation de la nature ne peut s’effectuer qu’à l’aide d’observations et d’expériences convenables et appropriées à ce dessein, le sens ne doit être fait juge que de l’expérience, et l’expérience seule doit juger de la nature de la chose même.

LI. L’entendement humain, en vertu de sa nature propre, est porté aux abstractions, il est enclin à regarder comme constant et immuable ce qui n’est que passager. Mais, au lieu d’abstraire la nature, il vaut mieux la disséquer, à l’exemple de Démocrite et de ses disciples, école qui a su beaucoup mieux que toutes les autres y pénétrer et l’approfondir. Le sujet auquel il faut principalement s’attacher, c’est la matière même, ainsi que ses différentes textures, et ses transformations. C’est sur l’acte pur, et sur la loi de l’acte ou du mouvement, qu’il faut fixer toute son attention, car les formes ne sont que des productions de l’esprit humain, de vraies fictions, a moins qu’on ne veuille donner ce nom de formes aux lois mêmes de l’acte.

LII. Tels sont les préjugés que nous comprenons sous cette dénomination, fantômes de race, lesquels ont pour cause, ou l’égalité de la substance de l’esprit humain, ou sa préoccupation, ou ses étroites limites, ou sa turbulence, ou l’influence des passions, ou l’incompétence des sens, ou enfin la manière dont nous sommes affectés par les objets.

LIII. Les fantômes de l’antre ont leur source dans la nature propre de l’âme et du corps de chaque individu. Il faut compter aussi pour quelque chose l’éducation, l’habitude, et une infinité d’autres causes ou de circonstances fortuites. Ce genre de fantômes se divise en un grand nombre d’espèces. Cependant nous ne parlerons ici que de celles qui exigent le plus de précautions, et qui ont le plus de force pour altérer la pureté de l’entendement.

LIV. La plupart des hommes ont une prédilection marquée pour telles ou telles sciences et spéculations particulières, soit parce qu’ils se flattent d’y jouer le rôle d’inventeurs, soit parce qu’ils y ont déjà fait des études pénibles et se sont ainsi familiarisés avec ces genres. Or, quand les hommes de ce caractère viennent à se tourner vers la philosophie et les sujets les plus généraux, ils les tordent pour ainsi dire et les moulent sur ces premières imaginations. C’est ce qu’on observe surtout dans Aristote ; qui a assujetti toute sa philosophie à sa logique, et cela au point de la rendre toute contentieuse et presque inutile. Quant aux chimistes, d’un petit nombre d’expériences faites à l’aide de leurs fourneaux, ils ont bâti je ne sais quelle philosophie toute fantastique, et qui n’embrasse qu’un objet très limité. Il n’est pas jusqu’à Gilbert qui, après s’être long-temps fatigué dans la recherche de la nature et des propriétés de l’aimant, a forgé aussitôt un système de philosophie tout à fait analogue à son sujet favori.

LV. La différence la plus caractéristique et la plus radicale qu’on observe entre les esprits, par rapport à la philosophie et aux sciences, c’est celle-ci : les uns ont plus de force et d’aptitude pour observer les différences des choses, les autres pour saisir les analogies. Les esprits qui ont de la pénétration et de la tenue, appuyant davantage sur chaque objet et s’y attachant plus constamment, sont par cela même plus en état d’y démêler les nuances les plus légères ; les génies qui ont plus d’étendue, d’élévation et d’essor n’en sont que plus capables de saisir les analogies les plus imperceptibles, de généraliser leurs idées, et de les réunir en un seul corps. Ces deux sortes d’esprit donnent aisément dans l’excès, en voulant, ou percevoir des infiniment petits, ou embrasser de vastes chimères.

LVI. Il est des esprits qui s’extasient devant l’antiquité, d’autres sont amoureux de leur siècle et embrassent toutes les nouveautés ; il en est peu qui soient de tempérament à garder quelque mesure, et à tenir le juste milieu entre ces deux extrêmes : arracher ce que les anciens ont planté de meilleur, ou dédaigner ce que les modernes proposent de plus utile. Ces prédilections font un tort infini aux sciences et à la philosophie, et c’est plutôt prendre parti pour les anciens ou les modernes que les juger. Si jamais on parvient à découvrir la vérité, ce ne sera pas au bonheur particulier de tel temps ou de tel autre, chose tout à fait variable, qu’on devra un si grand avantage, mais à la seule lumière de la nature et de l’expérience, lumière éternelle. Renonçons donc une fois à toutes ces partialités, de peur quelles ne subjuguent notre entendement et n’asservissent nos opinions.

LVII. Les méditations sur la nature et sur les corps considérés dans leur état de simplicité, semblent briser l’entendement et le morceler comme le sujet qu’il considère. Au contraire les méditations sur la nature et sur les corps envisagés dans leur état de composition et dans leur configuration, étonnent l’esprit et détendent ses ressorts. C’est ce qu’on aperçoit au premier coup d’œil en comparant l’école de Leucippe et de Démocrite avec les autres. La première est toujours tellement perdue dans les atomes qu’elle en oublie les ensembles ; les autres écoles, tout occupées à considérer les assemblages, restent si étonnées à cette vue qu’elles en deviennent incapables de saisir ce que la nature a de simple et d’élémentaire. Il faut se partager entre ces deux espèces de méditations et les faire se succéder alternativement, afin que l’entendement acquière tout à la fois de la pénétration et de l’étendue, afin aussi d’éviter les inconvénients dont nous venons de parler, et les fantômes dont ils sont la source.

LVIII. Sachons donc user de ces sages précautions pour bannir à jamais les fantômes de l’antre, qui ont pour principe, ou la prédominance de certains goûts, ou un penchant excessif à composer ou à diviser, ou la prédilection pour certains siècles, ou enfin les trop grandes ou les trop petites dimensions des objets que l’on considère. Généralement parlant, tout homme qui étudie la nature doit tenir pour suspect tout ce qui flatte son entendement et fixe trop son attention. Plus un tel goût est vif, et plus il faut redoubler de précautions pour maintenir l’entendement dans toute sa pureté et son impartialité.

LIX. Mais de tous les fantômes les plus incommodes sont les fantômes de la place publique, lesquels, à la faveur de l’alliance des mots avec les idées, se sont insinués dans l’entendement. Les hommes s’imaginent que leur raison commande aux mots ; mais qu’ils sachent que les mots, se retournant pour ainsi dire contre l’entendement, lui rendent les erreurs qu’ils en ont reçues : et telle est la principale cause qui rend sophistiques et inactives les sciences et la philosophie. Dans l’imposition des noms, on a égaré le plus souvent un peu d’intelligence du vulgaire. À l’aide de ces signes, on ne divise les objets que par des traits grossiers et sensibles pour les vues les plus faibles. Mais survient-il un esprit plus pénétrant ou un observateur plus exact qui veuille changer ces divisions, les mots s’y opposent à grand bruit. Qu’arrive-t-il de là ? Que les plus grandes et les plus imposantes disputes des savants dégénèrent presque toujours en disputes de mots ; discussions par lesquelles il vaudrait mieux commencer, en imitant à cet égard la sage coutume des mathématiciens, et qu’on pourrait peut-être terminer par des définitions prises dans la nature et dans les choses matérielles. Encore ce remède même serait-il insuffisant, car les définitions elles-mêmes sont aussi composées de mots ; et ces derniers ayant également besoin d’être définis, les mots enfanteraient d’autres mots sans fin et sans terme : de sorte qu’il faut toujours en revenir aux faits particuliers, à leur suite et à leur enchaînement, comme nous le montrerons bientôt quand nous traiterons de la manière de former les notions et les axiomes. Les fantômes que les mots introduisent dans l’esprit humain sont de deux espèces : ce sont des noms de choses qui n’existent point, car de même qu’il y a des choses qui manquent de noms parce qu’on ne les a pas encore aperçues ou suffisamment observées, il y a aussi des noms qui manquent de choses qu’ils puissent désigner, parce que ces choses-là n’existent que dans la seule imagination qui les suppose ; ce sont des noms de choses qui existent réellement, mais confus, mal déterminés, n’ayant rien de fixe, et ne désignant que des notions hasardées. Il faut ranger dans la première classe la fortune, le premier mobile, les orbites des planètes, l’élément du feu, et cent autres dénominations semblables et sans objet réel, auxquelles des théories fausses ou hasardées ont donné cours. Mais cette sorte de fantômes est facile à bannir, car on peut, en abjurant une bonne foi et en biffant pour ainsi dire toutes les théories, s’en défaire et les expulser pour toujours.

Mais une autre espèce de préjugés plus compliqués et plus profondément enracinés, ce sont ceux qui ont pour principe des abstractions inexactes ou hasardées. Choisissez tel mot que vous voudrez, par exemple celui d’humidité, et voyez actuellement si toutes les significations qui lui donne sont bien d’accord entre elles. Tout bien examiné, vous trouverez que ce mot humidité n’est qu’un signe confus d’actions diverses qui n’ont rien de fixe, rien de commun, et qu’il est impossible de ramener à une seule idée générale, à un seul chef ; car dans la langue commune il signifie, et ce qui se répand aisément autour d’un autre corps, et ce qui est en soi indéterminable et n’a point de consistance, et ce qui cède aisément selon toutes les directions, et ce qui est aisé à diviser, à disperser, et ce qui se réunit ou se rassemble aisément, et ce qui est très fluide, très mobile. Il signifie encore ce qui adhère aisément a un autre corps et le mouille, enfin ce qui passe aisément de l’état de solide à l’état de fluide ; en un mot, ce qui se liquéfie aisément. Actuellement s’agit d’employer ce mot et de l’appliquer à quelques sujets, si vous préférez telle de ces significations si différentes, la flamme sera humide, ou bien prenez telle autre, l’air ne le sera pas ; une autre encore, et la poussière très fine sera humide ; telle autre enfin, et le verre même en poudre le sera ; en sorte qu’il est aisé de voir que cette notion-la est tirée de celle de l’eau tout au plus et de quelques autres liquides fort communs, sans qu’on ait pris la peine de la vérifier et de suivre quelques méthodes en faisant l’abstraction qu’elle suppose.

Cette inexactitude et cette aberration des nomenclatures a ses degrés. L’espèce de mots la moins vicieuse, ce sont les noms de substances particulières, surtout ceux des espèces inférieures et bien déduites. La notion de craie et celle de limon, par exemple, peuvent passer pour bonnes : celle de terre est mauvaise. Des notions encore pires, ce sont celles de certaines actions, comme celles-ci engendrer, corrompre, altérer. Les pires de toutes sont celles des qualités excepté les objets immédiats des sens, telles que pesanteur, légèreté, ténuité, densité, etc. Cependant il faut convenir que, parmi ces notions, il peut s’en trouver qui soient un peu meilleures que les autres, celles, par exemple, dont les objets tombent fréquemment sous la perception des sens.

LXI. Quant aux fantômes de théâtre, ils ne sont point innés, et ce n’est point clandestinement qu’ils se sont insinués dans l’entendement ; mais étant partis des théories fantastiques et des fausses méthodes de démonstration, ils y ont pour ainsi dire fait leur entrée en plein jour et publiquement. Or, ces théories et ces méthodes, entreprendre ici de les réfuter, ce serait oublier ce que nous avons dit a ce sujet, et tomber en contradiction avec nous-même, car dès que nous ne sommes pas d’accord sur les principes ni sur les formes de démonstration, il n’y a plus moyen d’argumenter. Quoi qu’il en soit, rendons aux anciens l’honneur qui leur est dû, et puisse cette déférence contribuer au succès de notre entreprise Au fond nous ne leur ôtons rien, puisqu’il ne s’agit entre eux et nous que de la méthode. Car, on l’a dit souvent, « un boiteux qui est dans le vrai chemin devance aisément un bon coureur qui est hors de la route ; » à quoi l’on peut ajouter que, plus celui qui est hors de la route est léger à la course, et plus il s’égare.

Au reste notre méthode d’invention laisse bien peu d’avantage à la pénétration et à la vigueur des esprits, on peut dire même qu’elle les rend tous presque égaux ; car lorsqu’il est question de tracer une ligne bien droite, ou de décrire un cercle parfait, si l’on s’en fie à sa main seule ; il faut que cette main-là soit bien sûre et bien exercée : au lieu que si l’on fait usage d’une règle ou d’un compas, alors l’adresse devient tout à fait ou presque inutile ; il en est absolument de même de notre méthode. Or, quoique les réfutations proprement dites ne puissent avoir lieu ici, nous ne laisserons pas de faire en passant quelques observations sur ces sectes ou ces théories fausses ou hasardées. Peu après nous indiquerons les signes. extérieurs auxquels on peut reconnaître qu’elles sont mal constituées, et nous viendrons enfin aux causes d’un si durable, si unanime et si pernicieux accord dans l’erreur, afin qu’ensuite la vérité fasse jour dans les esprits avec moins de violence et que l’entendement humain consente plus aisément à se laisser délivrer et pour ainsi dire purger de tous ses fantômes.

LXII. Les fantômes de théâtre, ou de théorie, sont déjà presque innombrables ; cependant leur nombre peut croître encore, et c’est ce qui arrivera peut-être un jour : car si les esprits, durant tant de siècles, n’eussent pas toujours été presque uniquement occupés de religion et de théologie, et que les gouvernements eux-mêmes, surtout dans les monarchies, n’eussent pas témoigné une si grande aversion pour les nouveautés de ce genre, et même pour toutes les spéculations qui tendent indirectement au même but, aversion telle que, si quelques écrivains s’en occupent encore de notre temps, ce n’est qu’aux risques et au détriment de leur fortuné qu’ils osent le faire, trop assurés d’être en le faisant, non-seulement frustrés des récompenses auxquelles ils pourraient prétendre, mais même sans cesse exposés à l’envie ou au mépris ; sans ces obstacles, dis je, nul doute que de nos jours on n’eut vu naître une infinité de sectes et de systèmes philosophiques semblables à ceux qu’on vit autrefois, dans la Grèce, se multiplier et se diversifier si prodigieusement. Car de même que sur les phénomènes céleste on peut imaginer différents systèmes du monde, on peut aussi, sur les phénomènes qui sont l’objet de la philosophie, bâtir une infinité de dogmes. Or, ces pièces que les philosophes viennent ainsi jouer successivement ressemblent fort à celles qui paraissent sur le théâtre des poètes ; elles sont plus artistiquement composées et plus agréables que les narrations simplement historiques, parce que, tous les objets qu’elles représentent sur la scène, elles les font paraître tels qu’on souhaiterait qu’ils fussent.

En général, quand il s’agit de rassembler des matériaux pour la philosophie, ou il y a peu à prendre on prend beaucoup, et ou il y aurait beaucoup à prendre si l’on voulait on prend fort peu, en sorte que, soit qu’on prenne d’une part ou de l’autre, le corps d’expérience et d’histoire naturelle sur lequel on veut asseoir la philosophie forme une base trop étroite. La tourbe des philosophes rationnels se contente d’effleurer l’expérience, puisant ça et la quelques observations triviales sans avoir pris la peine de les constater, de les analyser, de les peser ; puis ils s’imaginent qu’il ne leur reste plus autre chose a faire qu’à tourner leur esprit dans tous les sens et a rêver à l’aventure.

Il est une autre espèce de philosophes qui, s’attachant à un petit nombre d’expériences, n’y ont à la vérité épargné ni temps ni soins, mais ils ont osé entreprendre de former, avec ce peu de matériaux, des théories complètes, tordant tout le reste avec un art merveilleux et le ramenant à ce peu qu’ils savaient

Vient enfin la troisième classe ce sont ceux qui mêlent dans leur physique la théologie et les traditions consacrées par la foi et par la vénération publique, il en est même qui ont porté l’extravagance jusqu’au point de vouloir tirer les sciences directement des esprits et des génies. En sorte que la tige des erreurs et de la fausse philosophie se partage en trois branches, savoir la branche sophistique, l’empirique et la superstitieuse

LXIII. Cherchons-nous un exemple de la première espèce, nous en trouvons un très-frappant dans Aristote, qui a corrompu sa philosophie naturelle par sa dialectique. Ne l’a-t-on pas vu bâtir un monde avec ses catégories, expliquer l’origine de l’âme humaine (cette substance de si noble extraction) par les mots de seconde intention, trancher de même la question qui a pour objet le dense et le rare (c’est-à-dire les deux qualités en vertu desquelles un corps prend de plus grandes ou de plus petites dimensions), et se tirer d’affaire par cette froide distinction de l’acte et de la puissance, soutenir qu’il y a dans chaque corps un mouvement propre et unique, et que s’il participe de quelque autre mouvement, ce dernier est produit par une cause extérieure, assertions auxquelles il en joint une infinité d’autres, imposante la nature même ses opinions comme autant de lois, et plus jaloux, en toute question, d’imaginer des moyens pour n’être jamais court et alléguer toujours quelque chose de positif, du moins en paroles, que de pénétrer dans la nature intime des choses et de saisir la vérité ! C’est ce dont on sera encore mieux convaincu en comparant sa philosophie avec la plupart de celles qui furent célébrés chez les Grecs car du moins l’on trouve dans ces dernières des hypothèses plus supportables, telles que les homéoméries d’Anaxagore, les atomes de Leucippe et de Démocrite, le ciel et la terre de Parménide, la discorde et l’amitié d’Empédocle, la résolution des corps dans la nature indifférente du feu, et leur retour à l’état de corps dense, comme le veut Héraclite. Or, dans toutes ces opinions-là on voit une certaine teinte de physique, on y reconnaît quelque peu de la nature et de l’expérience, cela sans le corps et la matière, au lieu que la physique d’Aristote n’est qu’un fracas de termes de dialectique, et cette dialectique, il l’a remaniée dans sa métaphysique sous un nom plus imposant et pour paraître s’attacher plus aux choses mêmes qu’à leurs noms. Que si dans ses livres sur les animaux, dans ses Problèmes et dans quelques autres traités, il est souvent question de l’expérience, il ne faut pas s’en laisser imposer par le petit nombre de faits qu’on y trouve ; ses opinions étaient fixées d’avance. Et ne croyez pas qu’il eût commencé par consulter l’expérience, comme il l’aurait dû, pour établir ensuite ses principes et ses décisions ; mais au contraire, après avoir tendu arbitrairement ses décrets, il tord l’expérience, il la moule sur ses opinions et l’en rend esclave, en sorte qu’à ce titre il mérite encore plus de reproches que ses modernes sectateurs je veux parler des scolastiques, qui ont entièrement abandonné l’expérience.

LXIV. Mais la philosophie empirique enfante des opinions encore plus étranges et plus monstrueuses que la philosophie raisonneuse et sophistique, car ce n’est rien moins qu’à la lumière des notion vulgaires qu’elle ose marcher, lumière qui, toute faible et toute superficielle qu’elle est, ne laisse pas d’être en quelque manière universelle, et d’éclairer un grand nombre d’objets, ce n’est pas, dis-je, sur ce fondement assez solide qu’elle s’établit, mais sur la base étroite d’un petit nombre d’expériences, et telle est la faible lueur dont elle se contente. Aussi ce genre de systèmes qui semblent si probables et si approchant de la certitude a ceux qui rebattent continuellement ce petit nombre d’expériences qui les appuient, et qui en ont l’imagination frappée, paraissent-ils a tout autre incroyables et vides de sens. C’est ce dont on voit un exemple frappant dans les chimistes et leurs dogmes ; car, de nos jours, il serait peut-être difficile d’en trouver ailleurs, si ce n’est peut-être dans la philosophie de Gilbert. Mais ce n’est point une raison pour négliger toute espèce de précaution à cet égard ; car nous prévoyons déjà et pouvons prédire que si les hommes, éveillés par nos avertissements, s’appliquent sérieusement à l’expérience en bannissant toutes les doctrines sophistiques, alors enfin, par l’effet de la précipitation naturelle à l’entendement, et de son penchant à s’élancer du premier vol aux propositions générales et aux principes des choses, il est à craindre qu’on ne voie ces esprits systématiques se multiplier. Or, cet inconvénient que nous prévoyons de si loin, notre devoir était de tout faire pour le prévenir.

LXV. Mais cette dépravation de la philosophie, qui résulte de son mélange avec la théologie et les opinions superstitieuses, étend bien autrement ses ravages, et attaque, ou les théories tout entières, ou leurs parties, l’entendement humain n’étant pas moins susceptible des impressions de l’imagination que de celles des notions vulgaires. Une philosophie contentieuse et sophistique enlace l’entendement ; mais cet autre genre de philosophie fantastique, enflée, et en quelque manière poétique, le flatte davantage. Car, si la volonté de l’homme est ambitieuse, l’entendement humain a aussi son ambition, et c’est ce qu’on observe surtout dans les génies profonds et élevés.

L’exemple le plus éclatant en ce genre parmi les Grecs, c’est la philosophie de Pythagore, qui à la vérité était alliée à une superstition grossière, choquante et sensible pour les moindres yeux. Mais une superstition moins facile à apercevoir, et par cela même plus dangereuse, c’est celle de Platon et de son école. On la retrouve encore dans certaines parties des autres systèmes de philosophie ; on y introduit je ne sais quelles formes abstraites, des causes finales, des causes premières, en parlant à peine des causes secondes ou moyennes, et une infinité d’autres suppositions de cette espèce. C’est de tous les abus celui qui exige les plus grandes précautions ; car il n’est rien de plus pernicieux que l’apothéose des erreurs, et c’est un vrai fléau pour l’entendement que cet hommage rendu à des chimères imposantes. Certains philosophes parmi les modernes se sont tellement livrés à leur engouement pour ces puérilités, qu’ils ont fait mille efforts pour établir la physique sur le premier livre de la Genèse, sur celui de Job, et sur les autres livres sacrés, ce qui est (s’il est permis d’employer le langage des saintes écritures) chercher les choses mortes parmi les vivantes. Et l’on doit faire d’autant plus d’efforts pour préserver les esprits de cette manie, que ce mélange indiscret des choses humaines avec les choses divines n’enfante pas seulement une philosophie fantastique et imaginaire, mais de plus l’hérésie. Ainsi rien de plus salutaire que la circonspection en traitant de tels sujets, et c’est assez de rendre à la foi ce qui appartient à la foi.

LXVI. Voilà ce que nous avions à dire sur cette autorité qu’usurpent des philosophies fondées, ou sur les notions vulgaires, ou sur un petit nombre d’observations et d’expériences, ou enfin sur des opinions superstitieuses. Parlons maintenant du choix peu judicieux de la matière même sur laquelle travaillent les esprits, surtout dans la philosophie naturelle. L’entendement est quelquefois infecté de certaines préventions qui viennent uniquement de ce qu’étant trop familiarisé, avec certains procédés, certaines manipulations des arts mécaniques où l’on voit les corps prendre successivement cent formes différentes par voie de combinaison ou de séparation, il est ainsi porté à imaginer que la nature fait quelque chose de semblable dans la totalité de l’univers. De là cette chimérique hypothèse des quatre éléments et de leur concours auquel on attribuait la formation des corps naturels. Au contraire, lorsque l’homme envisage la nature comme libre dans ses opérations, il tombe souvent dans l’hypothèse de la réalité des espèces, soit d’animaux, de végétaux ou de minéraux, ce qui ne mène que trop aisément à cette autre supposition ; qu’il existe des formes originelles de toutes choses, des moules primitifs que la nature tend à reproduire sans cesse, et que tout ce qui s’en éloigne vient des aberrations de la nature, ou des obstacles qu’elle rencontre dans le cours de ses opérations, ou du conflit des espèces diverses, ou de la transplantation de la greffe d’une espèce sur l’autre. Or, c’est de la première de ces deux suppositions qu’est née l’hypothèse des qualités primaires ou élémentaires, et c’est à la seconde que nous devons celle des qualités occultes et des vertus spécifiques, deux inventions qui ne sont au fond que deux simplifications du travail de l’esprit, simplifications sur lesquelles il se repose, et qui le détournent de l’acquisition de connaissances plus solides. Mais les médecins ont travaillé avec plus de fruit en observant les qualités et les actions secondaires, telles que l’attraction, la répulsion, l’atténuation, l’incrassation, la dilatation, l’astriction, la discussion, la maturation et autres semblables. Et si, trop séduits par les deux espèces de simplifications dont je viens de parler, je veux dire les qualités élémentaires et les vertus spécifiques, ils n’eussent sophistiqué leurs excellentes observations sur les qualités secondaires, en s’efforçant de les ramener aux qualités primaires et de prouver qu’elles n’en sont que des combinaisons délicates et incommensurables, ou en n’étendant pas ces premières observations par d’autres observations de même genre, encore plus exactes et plus réitérées, jusqu’aux qualités du troisième et quatrième ordre, au lieu de s’arrêter à moitié chemin, comme ils l’ont fait, ils auraient pu tirer un tout autre parti de ces excellentes vues, qui les auraient menés fort loin de ce côté-là. Et les propriétés de ce genre (je ne dis pas précisément les mêmes, mais seulement des propriétés analogues), ce n’est pas assez de les remarquer dans les remèdes administrés au corps humain, il faut aussi les observer dans les autres corps naturels et dans leurs variations.

Mais une omission encore plus nuisible, c’est qu’on recherche et que l’on contemple les principes constituants des choses, ce dont elles sont faites, et non leurs principes moteurs, par lesquels elles sont faites. Les premiers, en effet, servent dans les discussions, et les seconds quand on veut produire. Et il ne faut pas attacher tant d’importance aux distinctions vulgaires introduites dans la philosophie naturelle pour différencier les actions et les mouvements, telles que celles de génération, de corruption, d’augmentation, de diminution, d’altération, de transport ; car voici à peu près ce que signifient ces dénominations. Selon eux, si un corps change seulement de lieu sans éprouver d’autre changement, c’est un mouvement de transport ; si, le lieu et l’espèce demeurant les mêmes, la qualité seule est changée, c’est une altération ; mais si, par l’effet du changement, la masse ou la quantité de matière ne demeurent pas les mêmes, alors c’est un mouvement d’augmentation ou de diminution. Enfin si la variation va jusqu’à changer l’espèce même et la substance du sujet, et qu’il en résulte une transformation, c’est une génération et une corruption. Mais qu’est-ce que tout cela, sinon des distinctions populaires qui sont loin de pénétrer dans la nature intime des choses ! Ce ne sont tout au plus que des mesures ou des périodes, et non des espèces de mouvement ; elles indiquent le combien, et non le comment ou le pourquoi. Ils ne parlent ni de l’appétit naturel des corps, ni des secrets mouvements de leurs parties. Mais voici tout ce qu’ils font. Lorsque ce mouvement dont nous parlons occasionne dans l’extérieur du sujet quelque changement grossier et très-sensible, ils en tirent leurs divisions. De plus, veulent-ils donner quelques indications sur les causes des mouvements et les ranger sous quelques divisions, ils se contentent de cette puérile distinction de mouvement naturel et de mouvement violent, distinction originaire elle-même d’une notion vulgaire et triviale. Car un mouvement, quelque violent qu’il puisse être, n’en est pas moins naturel ; et, s’il a lieu, c’est parce que la cause efficiente fait agir la nature d’une autre manière tout aussi naturelle que la précédente.

Mais si, laissant de côté ces grossières distinctions, on nous disait qu’il existe dans les corps un appétit naturel pour leur contact mutuel, et en vertu duquel ils ne souffrent pas que, l’unité ou la continuité de la nature étant interrompue et coupée, le vide ait lieu ; ou bien encore, si l’on disait que tous les corps tendent à rentrer dans leurs limites naturelles, de manière que si l’on vient à les porter en deçà de ces limites par la compression, ou en delà par la distension, ils font effort aussitôt pour recouvrer leurs premières dimensions et le volume qui leur est propre ; ou enfin, si l’on disait qu’il existe aussi dans les corps une tendance à se réunir à la masse de leurs congénères ou analogues, tendance en vertu de laquelle les corps denses se portent vers le globe terrestre, et les corps rares ou ténus vers la circonférence des cieux ; si l’on disait cela, on indiquerait des mouvements physiques et très-réels. Quant aux autres dont nous parlions plus haut, nous disons que ce sont des mouvements purement logiques et scolastiques, comme il est facile de s’en assurer par la comparaison même que nous venons d’en faire.

Un autre abus non moins dangereux, c’est que, dans les recherches philosophiques, on va toujours s’élançant jusqu’aux principes des choses, jusqu’aux degrés extrêmes de la nature, quoique toute véritable utilité et toute puissance dans l’exécution ne puisse résulter que de la connaissance des choses moyennes. Mais qu’arrive-t-il de là ? qu’on ne cesse d’abstraire la nature (de substituer aux êtres réels de simples abstractions) ; jusqu’à ce qu’on soit arrivé à une matière purement potentielle et destituée de toute forme déterminée, ou qu’on ne cesse de diviser la nature jusqu’à ce qu’on soit arrivé aux atomes ; toutes choses qui, même en les supposant vraies, ne contribueraient presque en rien à adoucir la condition humaine.

LXVII. Il faut aussi préserver l’entendement de la précipitation à accorder ou à refuser son assentiment ; ce sont les excès en ce genre qui semblent fixer les fantômes, et qui les perpétuent au point qu’il devient impossible de les bannir.

Ce genre d’excès se divise en deux espèces : l’un est propre à ceux qui, en prononçant trop aisément, rendent les sciences dogmatiques et magistrales ; l’autre l’est à ceux qui, en introduisant l’acatalepsie, amènent ainsi des spéculations vagues, sans fin et sans terme. Le premier de ces deux excès dégrade l’entendement, l’autre l’énerve, car la philosophie d’Aristote, à l’exemple des sultans qui, en montant sur le trône, égorgent d’abord tous leurs frères, commence par exterminer toutes les autres philosophies à force de réfutations et d’assauts, puis le maître prononce sur chaque sujet. À ces questions qu’il a ainsi tranchées, il en substitue d’autres arbitrairement, et les décide d’un seul mot, afin que tout paraisse certain et comme arrête, méthode qu’on n’a que trop suivie dans les philosophies qui ont succédé à celle-là, et qui n’est aujourd’hui que trop en vogue.

Quant à l’école de Platon, qui a introduit l’acatalepsie, ce fut d’abord par ironie, comme en se jouant, et en haine des anciens sophistes, tels que Protagoras, Hippias et quelques autres, qui tous ne craignaient rien tant que de paraître douter de quelque chose, mais ensuite la nouvelle Académie en fit un dogme, et la soutint ex professo manière de philosopher qui est sans doute plus honnête et plus raisonnable que la hardiesse à prononcer décisivement, vu d’ailleurs qu’ils alléguaient pour leur défense qu’ils ne répandaient aucun nuage sur les objets, comme l’ont fait Pyrrhon et les sceptiques, que, s’ils ne voyaient rien qu’ils pussent tenir pour absolument vrai, ils avaient du moins des probabilités sur lesquelles ils pouvaient régler leurs opinions et leur conduite. Cependant, quand une fois l’esprit humain a désespéré de la vérité, il ne se peut que toutes les études ne deviennent languissantes, d’où il arrive que, incapable de se soutenir dans la route d’une sévère philosophie, on s’en détourne pour se jeter dans des dissertations agréables, et se promener, pour ainsi dire, dans les sujets divers. Au reste qu’on se rappelle ce que nous avons dit au commencement, et ce que nous ne perdons jamais de vue qu’il ne s’agit pas de déroger à l’autorité des sens ou de l’entendement, mais seulement de secourir leur faiblesse.

LXVIII. En voilà assez sur les différents genres de fantômes et sur leur appareil. Ces fantômes, il faut, par une résolution constante et solennelle, y renoncer, les adjurer, en délivrer l’entendement, l’en purger, car la seule route ouverte à l’homme pour régner sur la nature, empire auquel il ne peut s’élever que par les sciences, n’est autre que la route même qui conduit au royaume des cieux, royaume où l’on ne peut entrer que sous l’humble rôle d’un enfant.

Francis Bacon, Nouvel Organum, traduction Riaux