Mill, Ce qu'est l'utilitarisme

On ne doit que signaler en passant la bévue commise par les ignorants qui supposent que l’utilité est la pierre de touche du bien et du mal : leur bévue vient de ce qu’ils prennent le mot utilité dans son sens restreint et familier, comme l’opposé du plaisir. On doit s’excuser auprès des philosophes adversaires de l’utilitarisme de les confondre un instant, même en apparence, avec des gens capables d’une erreur aussi absurde. On lance une autre accusation contre l’utilitarisme, c’est de tout ramener au plaisir, et au plaisir sous sa forme la plus grossière. Les mêmes personnes, remarque un écrivain de mérite, accusent la théorie « d’une impraticable sécheresse, lorsque le mot utilité précède le mot plaisir, et d’une licence trop praticable lorsque le mot plaisir précède le mot utilité ». Ceux qui connaissent la question savent bien que depuis Epicure jusqu’à Bentham, les écrivains utilitaires ont entendu par le mot utilité non pas une chose distincte du plaisir lui-même avec l’exemption de la souffrance ; et au lieu d’opposer l’utile à l’agréable, à l’orné, ils l’ont toujours identifié avec ces choses. D’un autre côté, le troupeau vulgaire composé des journalistes et de ceux qui écrivent dans de gros livres prétentieux, tombe dans une autre erreur : il attrape le mot utilitarisme, et quoique il n’en connaisse vraiment que le son, il lui fait exprimer le rejet, l’oubli du plaisir, dans quelques-unes de ses formes : la beauté, l’art, la jouissance. Et ce terme n’est pas seulement appliqué avec cette ignorance dans une mauvaise part, mais encore dans un sens élogieux, comme s’il représentait un état supérieur à la frivolité des plaisirs du moment. Ce sens perverti du mot utilitarisme est malheureusement le seul populaire, le seul que connaissent les nouvelles générations. Ceux qui ont introduit ce mot, puis ont cessé de l’employer comme appellation distinctive, ont donc bien le droit de s’en emparer de nouveau pour essayer de le sauver d’une dégradation complète[1].

La croyance qui accepte, comme fondement de la morale, l’utilité ou principe du plus grand bonheur, tient pour certain que les actions sont bonnes en proportion du bonheur qu’elles donnent, et mauvaises si elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par bonheur on entend plaisir ou absence de souffrance ; par malheur, souffrance et absence de bonheur. Pour donner une idée complète de la question, il faudrait s’étendre beaucoup, dire surtout ce que renferment les idées de plaisir et de peine ; mais ces explications supplémentaires n’affectent pas la théorie de la vie sur laquelle est fondée la théorie morale suivante : le plaisir, l’absence de souffrance, sont les seules fins désirables ; ces fins désirables (aussi nombreuses dans l’utilitarisme que dans d’autres systèmes) le sont pour le plaisir inhérent en elles, ou comme moyens de procurer le plaisir, de prévenir la souffrance.

Cette théorie de la vie excite dans beaucoup d’esprits une répugnance invétérée parce qu’elle contredit un sentiment des plus respectables. Supposer que la vie n’a pas de fin plus haute, pas d’objet meilleur et plus noble à poursuivre que le plaisir, c’est là, d’après eux, une doctrine bonne pour les pourceaux. Il y a peu de temps encore, c’est ainsi qu’on traitait les disciples Épicure ; et aujourd’hui les adversaires allemands, français, anglais de l’utilitarisme n’emploient pas de termes de comparaison plus polis.

Les Épicuriens ont toujours répondu à ces attaques, que ce n’étaient pas eux mais leurs adversaires qui présentaient la nature humaine sous un jour dégradant, puisque l’accusation suppose que les êtres humains ne sont capables que de se plaire là où se plaisent les pourceaux. Si la supposition était vraie on ne pourrait pas la contredire, mais alors elle ne serait plus une supposition honteuse : car si les sources du plaisir étaient les mêmes pour les hommes et pour les pourceaux, la règle de vie bonne pour les uns serait bonne pour les autres. La comparaison de la vie des Épicuriens avec celle des bêtes, est dégradante précisément parce que les plaisirs des bêtes ne satisfont pas l’idée du bonheur que s’est faite l’être humain. Les êtres humains ayant des facultés plus élevées que les appétits animaux, et en ayant conscience, ne considèrent pas comme bonheur ce qui ne leur donne pas de satisfaction. Réellement je ne considère pas les Épicuriens comme fautifs parce qu’ils ont tiré un système de conséquences du principe utilitaire. Pour faire la critique de leur système il faudrait introduire dans la discussion des éléments chrétiens et stoïques. Mais il n’y a pas de théorie épicurienne de la vie qui n’ait assigné aux plaisirs de l’intelligence, de l’imagination et du sens moral une valeur plus grande qu’aux plaisirs des sens. On doit reconnaître cependant qu’en général les écrivains utilitaires ont placé la supériorité des plaisirs de l’esprit sur ceux du corps, surtout dans la plus grande permanence, sûreté, etc., des premiers, c’est-à-dire plutôt dans leurs avantages circonstanciels que dans leur nature intrinsèque. Les utilitaires ont parfaitement prouvé tout cela, mais ils auraient pu prendre pied sur un terrain plus élevé, et avec autant d’assurance. Le principe d’utilité est compatible avec ce fait : quelques « espèces » de plaisirs sont plus désirables, ont plus de valeur que d’autres. Alors qu’en estimant toutes sortes d’autres choses on tient compte de la qualité aussi bien que de la quantité, il serait absurde de ne considérer que la quantité lorsqu’il s’agit d’évaluer les plaisirs.

Si l’on me demande ce que j’entends par différence de qualité dans les plaisirs, ou comment la valeur d’un plaisir comparé à un autre peut être connue autrement que par un rapport de quantité, je ne vois qu’une seule réponse possible. Si entre deux plaisirs, tous ou presque tous ceux qui les ont expérimentés choisissent l’un des deux, sans être influencés par aucun sentiment d’obligation morale, celui-là sera le plaisir le plus désirable. Si l’un de ces deux plaisirs est placé par les gens compétents très au-dessus de l’autre quoiqu’il soit difficile à atteindre, si on refuse d’abandonner sa poursuite pour la possession de l’autre, on peut assurer que le premier plaisir est bien supérieur au second en qualité quoiqu’il soit moindre peut-être en quantité.

Il est un fait indiscutable : ceux qui connaissent et apprécient deux sortes de manière de vivre donneront une préférence marquée à celle qui emploiera leurs facultés les plus élevées. Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux les plus bas si on leur promettait la complète jouissance des plaisirs des bêtes ; aucun homme intelligent ne consentirait à devenir imbécile, aucune personne instruite à devenir ignorante, aucune personne de cœur et de conscience à devenir égoïste et basse, même si on leur persuadait que l’imbécile, l’ignorant, l’égoïste sont plus satisfaits de leurs lots qu’elles des leurs. Elles ne se résigneraient pas à abandonner ce qu’elles possèdent en plus de ces êtres pour la complète satisfaction de tous les désirs qu’elles ont en commun avec eux. Si jamais elles pensent à la possibilité d’un pareil échange, ce doit être seulement dans un cas de malheur extrême ; pour échapper à ce malheur elles consentiraient à échanger leur lot contre n’importe quel autre, fût-il peu désirable à leurs yeux. Un être doué de facultés élevées demande plus pour être heureux, souffre probablement plus profondément, et, sur certains points, est sûrement plus accessible à la souffrance qu’un être d’un type inférieur. Mais, malgré tout, cet être ne pourra jamais réellement désirer tomber dans une existence inférieure. Nous pouvons donner plus d’une explication à cette répugnance ; nous pouvons l’attribuer à l’orgueil, ce nom qui couvre indistinctement les sentiments les meilleurs et les plus mauvais de l’humanité ; l’attribuer à l’amour de la liberté, de l’indépendance personnelle, que les stoïques regardaient comme un des moyens les plus effectifs d’inculquer cette répugnance ; l’attribuer à l’amour du pouvoir ; au sentiment de la dignité personnelle que possède toute créature humaine sous une forme ou sous une autre et souvent en proportion avec ses facultés élevées : ce sentiment est une partie si essentielle du bonheur que ceux chez qui il est très intense ne peuvent désirer que momentanément ce qui le blesse. Celui qui suppose que cette répugnance pour une condition basse est un sacrifice du bonheur, et que, toutes circonstances égales, l’être supérieur n’est pas plus heureux que l’être inférieur, confond les deux idées très différentes du bonheur et du contentement. On ne peut nier que l’être dont les capacités de jouissance sont inférieures a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites, et que l’être doué supérieurement sentira toujours l’imperfection des plaisirs qu’il désire. Mais cet être supérieur peut apprendre à supporter cette imperfection ; elle ne le rendra pas jaloux de l’être qui n’a pas conscience de cette imperfection, parce qu’il n’entrevoit pas l’excellence que fait entrevoir toute imperfection. Il vaut mieux être un homme malheureux qu’un porc satisfait, être Socrate mécontent plutôt qu’un imbécile heureux. Et si l’imbécile et le porc sont d’une opinion différente, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question.

On peut dire alors que beaucoup de ceux qui sont capables de plaisirs élevés, les abandonnent occasionnellement, sous l’influence de la tentation, pour des plaisirs inférieurs. Mais cet abandon est compatible avec l’appréciation complète de la supériorité intrinsèque des plaisirs élevés. Souvent les hommes, par faiblesse de caractère, fixent leur choix sur le bien le plus proche quoiqu’ils connaissent la valeur moindre de l’objet de leur choix ; ils agissent ainsi non seulement lorsqu’il faut choisir entre les plaisirs du corps, mais aussi lorsqu’il faut se décider entre les plaisirs corporels et les plaisirs de l’esprit. Par leur sensualité ils nuisent à leur santé quoiqu’ils sachent que la santé est un bien plus grand que la satisfaction de leur sensualité. On peut dire encore que ceux qui commencent la vie avec l’enthousiasme de la jeunesse pour tout ce qui est noble tombent dans l’indolence et l’égoïsme lorsqu’ils avancent en âge. Mais je ne pense pas que ceux qui arrivent à ce changement ordinaire choisissent volontairement les plaisirs inférieurs plutôt que les plaisirs supérieurs. Je crois qu’avant de se laisser aller aux uns ils étaient devenus incapables des autres. La disposition aux nobles sentiments est, dans beaucoup de natures, une plante délicate, facilement flétrie par les influences hostiles et surtout par le manque de nourriture. Chez la majorité des jeunes gens cette plante meurt facilement si leurs occupations, la société dans laquelle ils se trouvent jetés, ne sont pas favorables à l’exercice de leurs facultés nobles. Les hommes perdent leurs aspirations nobles comme ils perdent leurs goûts intellectuels, parce qu’ils n’ont pas le temps ou l’occasion de les cultiver ; et ils s’adonnent aux plaisirs bas non parce qu’ils les préfèrent, mais parce que ce sont les seuls facilement atteints ; et bientôt ce sont aussi les seuls qu’ils soient capables de chercher. On peut se demander si une personne capable de choisir entre les deux classes de plaisirs a jamais préféré la plus basse, froidement et en connaissance de cause. Bien des hommes, de tout âge, ont été brisés pour avoir essayé de combiner les deux espèces de plaisir.

Après ce verdict prononcé par les seuls juges compétents, je crois qu’il n’y a pas d’appel possible. Si l’on veut savoir quel est le meilleur de deux plaisirs, ou quel est le meilleur mode d’existence, celui qui donne le plus de bonheur, on doit s’en rapporter au jugement de ceux qui ont goûté aux deux bonheurs, essayé de plusieurs modes d’existence. Ce jugement sur la qualité d’un plaisir doit être accepté avec d’autant moins d’hésitation qu’il n’y a pas d’autre tribunal à consulter sur la question de quantité. Comment déterminerait-on l’intensité de deux souffrances si l’on ne s’en rapportait pas à ceux qui sont familiers avec les deux sensations différentes ? Les souffrances et les plaisirs ne sont pas homogènes, et la souffrance est toujours hétérogène avec le plaisir. Qui décidera si un plaisir particulier vaut la peine d’être acquis au prix d’une souffrance particulière, si ce n’est ceux qui en ont fait l’expérience ? Et si, après expérience, ces mêmes personnes déclarent que le plaisir procuré par l’exercice des facultés élevées est préférable en espèce, en dehors de la question d’intensité, à ceux de la nature animale, pourquoi ne pas leur accorder sur ce point la même confiance que sur les autres ?

J’ai insisté sur ce point afin que la conception de l’utilité ou du bonheur, comme règle propre à la conduite de la vie, fut parfaitement juste. Cependant il n’est pas nécessaire pour accepter le principe utilitaire : car ce principe n’est pas seulement celui du plus grand bonheur de l’agent, mais encore celui du plus grand bonheur total et général. Et si l’on peut douter qu’un noble caractère soit toujours heureux à cause de sa noblesse, on ne peut douter qu’il ne rende les autres hommes plus heureux et que le monde ne gagne avec lui. L’utilitarisme n’atteindra donc son but que lorsqu’on cultivera généralement la noblesse de caractère, même l’individu ne bénéficierait-il alors que de la noblesse du caractère des autres, et son bonheur ne serait-il que la conséquence de ce bénéfice.

John Stuart Mill, L’Utilitarisme, traduction Le Monnier